Le manège du temps et de la mémoire
Retour d'un Jarmusch en salles : déjà on savoure. Quand en plus il s'attaque au mythe du vampire, on ne boude pas son plaisir.
L'intrigue n'est pas sans rappeler "Les Prédateurs" de Tony Scott, dans lequel le couple Catherine Deneuve et David Bowie traverse les âges, voués l'un à l'autre. Ici, le couple formé par Tilda Swinton et Tom Hiddleston, Eve et Adam, vivent en conformité avec notre époque, chacun de son côté, bien qu'ils aient été unis de tout temps et mariés trois fois. On sait qu'Eve a connu les Barbares, le Moyen Age, l'Inquisition, et qu'Adam a été le nègre de grands musiciens, mais en aucun cas on ne les verra en costume d'époque, sinon sur les photos qui couvrent tout un mur. C'est d'abord un film sur la mémoire, l'accumulation des connaissances et l'impossible oubli.
Le film est donc résolument moderne, et l'histoire du couple marque le crépuscule d'une époque. Deux lieux donc : Tanger pour elle, et Detroit pour lui. Elle traverse les rues de Tanger d'un long pas félin et amorti, ignorant les hommes qui l'interpellent et les femmes qui se retournent sur sa blondeur étrange pour rejoindre le café des Mille et une nuits et s'approvisionner en sang O Negatif pur, chez son vieil ami Kit Marlowe. Ah ! Voir John Hurt susurrer "mistress mine" et répondre sagement à Eve qui voudrait mettre un peu le bazar en révélant quelques indices de la supercherie littéraire entre lui et Shakespeare : "le monde contient déjà assez de chaos"... Kit Marlowe vieilli et désabusé, marchant avec des béquilles, mais n'ayant rien perdu de sa superbe.
De son côté, Adam vit en reclus dans une vieille demeure gothique, produisant des oeuvres funèbres qu'on s'arrache et refusant de se faire connaître. Il est assisté par Ian, jeune zombie (humain) sympathique, qui recherche pour lui d'inestimables guitares et une balle en bois. Il a choisi de s'approvisionner lui-même en sang, muni d'un stéthoscope des années 60-70, en des scènes savoureuses avec le jeune médecin de l'hôpital.
Dès l'ouverture du film, les corps et les visages des vampires renversés dans l'extase après leur shoot de sang pur tournent comme un des disques de collection d'Adam, en un manège étourdissant et langoureux, qui fournit une allégorie puissante au lent passage du temps en un éternel recommencement.
L'action commence assez rapidement lorsque Eve comprend qu'Adam couve une nouvelle crise de mélancolie suicidaire : il ne supporte pas la mentalité des zombies et se laisse gagner par le découragement. Elle comprend qu'elle doit le rejoindre.
On voit alors un couple profondément amoureux, qui se suffit à lui-même, et chez qui le passage du temps n'a en rien altéré la complicité et le goût de l'autre. Elle lui apporte une forme noble de joie de vivre, le fait danser et s'intéresse à tout ce qui les environne. Il est blasé et désabusé, mais avec elle, il se laisse gagner à son corps défendant à ce qui l'entoure et même à pratiquer un humour acide et grognon. Ils se promènent un peu à pied, mais surtout, en des scènes emblématiques du style Jarmusch, font de longues promenades en voiture dans la ville désertée et délabrée. Finie l'industrie automobile, la ville n'est plus qu'un cimetière à zombies où poussent les amanites tue-mouche hors saison, tant les humains ont pollué et souillé leur propre environnement. On se prend à se demander quel effet cela peut faire de ne connaître un monde aussi solitaire que de nuit...
La chute se précipite lorsque Ava, la jeune soeur fofolle d'Eve, retrouve leur trace et s'invite pour un séjour qui sera bref, tant elle sème le chaos dans la vie bien installée d'Adam. L'épisode est savoureux et riche en réparties sarcastiques et humour déjanté. Elle est le revers exact de leur mode de vie, elle vit à L.A. ("capitale zombie" profère d'un ton méprisant Adam, et il a tout dit), et ne néglige pas de boire les humains, tabou ultime des vampires devant la contamination galopante du sang humain.
Il ne reste plus à Eve et Adam qu'à repartir à Tanger et reprendre contact avec Kit pour se procurer du sang, alors qu'épuisés ils errent dans Tanger. Mais Kit est en très mauvais point et l'issue fatale se profile. Il ne manquera qu'un ultime rebondissement pour expliquer le titre et redonner donc espoir, non sans avoir été émus et envoûtés par une superbe créature, chanteuse dans un café ouvert sur la rue, qui tire de sa voix et d'une présence captivante les larmes des femmes et des hommes. C'est une jeune femme dont on commence à parler, Yasmine Hamdane (j'avais justement lu un article sur elle peu de temps auparavant), et selon Adam "cette gamine deviendra célèbre". Un moment de grâce et d'humanité qui unit humains et vampires dans un même rêve, et ne sera peut-être pas étranger au dénouement du film.