En quelques mots.
Il y a d'emblée une contradiction entre la commande du livre, à savoir un manuel pour un nouveau programme d'histoire en Terminales au début des années 60, et son objectif revendiqué, donner un aperçu des civilisations contemporaines avec de l'ampleur historique.
Le problème c'est que les puissances géopolitiques et économiques des années 60 ne s'expliquent vraiment, vraiment, vraiment pas par l'histoire des civilisations. Et c'est la raison pour laquelle depuis quelques décennies le programme d'histoire en terminale (détestable par ailleurs) se contente d'exposer l'histoire contemporaine des grandes puissances contemporaines sans chercher à ramener la situation de la syrie aux Hadits de Mahomet...
Contrairement à ce que le titre semblait indiquer il ne s'agit donc pas d'essayer de diviser l'immense et complexe culture humaine en des civilisations dont on expliquerait les traits marquants et l'histoire. Cette démarche amènerait évidemment des simplifications voire des erreurs, distance culturelle oblige, mais ce n'est pas ce qui est en question ici.
Le problème ici réside dans le filtre que constitue l'économie politique des années 50-60 dans la présentation des civilisations. Forcé qu'il est d'associer le panorama des forces géopolitiques et l'histoire des civilisations, Braudel finit par présenter des siècles et des siècles de misère intense à l'aune d'une conception étriqué de la valeur culturelle qui fait reposer tout progrès sur la richesse.
L'histoire humaine est en effet partout une histoire de misère et de pauvreté scientifique, économique et même en un sens spirituel. Mais c'est justement ce qui doit nous inviter à concevoir ces siècles d'histoire de l'arabie, de la chine, de l'inde, de l'afrique noire, du pacifique... autrement qu'avec le référent de la richesse de l'occident industriel contemporain. Par ailleurs, vraisemblablement influencé par sa spécialité méditerranéenne, Braudel exporte partout un déterminisme économique qui fonde toute élaboration civilisationnel sur le commerce (avant l'industrie, suivant en cela son analyse du capitalisme méditerranéen). Encore une fois ça l'empêche de bien traiter de la majorité des cultures.
Cela aboutit à un livre qui te présente l'Afrique en 30 pages en t'expliquant ce qu'ils n'avaient pas découverts (=ce que les européens avaient découverts), les raisons géographiques de leurs "retards" économiques sans rien développer ou presque sur la religion, l'art, le fonctionnement des tribus, de la parenté, la singularité de leurs pratiques sociales, l'architecture, la cuisine. Partout il veille à placer un couplet de bonne conscience sur les limites du déterminisme géographique ou des préjugés racistes les plus ridicules mais il continue avec des jugements de valeur permanents et une absence de considération pour les cultures non européennes.
Par "civilisation" Braudel aurait pu essayer, comme il le prétend dans l'introduction très médiocre, de dessiner un aperçu des constantes culturelles selon les aires géographiques. Non seulement il dit trop peu de la culture pour se concentrer sur des considérations économiques anachroniques mais il préfère s'engouffrer dans l'usage dangereux du mot civilisation comme "grande culture" avec un critère de valeur qui impose nécessairement une hiérarchie entre hautes et basses civilisations.
Je veux pas pour autant nier la question tout à fait réelle de l'évaluation des cultures. Dès lors qu'on a une opinion sur des faits sociaux qui nous environnent on est amené à porter un jugement potentiellement universalisable, mais il faudrait réserver cette question passionnante et dangereuse à une étude approfondie pour laisser à l'histoire la tâche de présenter objectivement ce qui a fait tel ou tel peuple.
N'espérez donc pas vous ouvrir sur les cultures lointaines avec ce livre parce que le contenu est de ce point de vue pauvre et parfois faux, comme j'ai pu le constater sur les quelques sujets que je connaissais déjà un minimum. Par exemple son exposition de la philosophie arabe du "moyen-âge" (occidental) comporte de nombreuses erreurs. J'imagine avec peine toutes les erreurs que j'ai lu sans le savoir...
Dans chaque chapitre consacré à une région du monde et sa civilisation associée, la fin est généralement attachée à l'époque très contemporaine de l'écriture du livre, le XXe siècle et notamment la décolonisation pour les pays concernés. La sournoiserie de ce livre est qu'il est en effet beaucoup plus subtil et juste que beaucoup de discours qu'on entend aujourd'hui sur la décolonisation, sur le capitalisme du XIXe et XXe mais aussi sur les rapports entre cultures dont j'ai parlé plus haut. N'empêche qu'il ment et que ce mensonge est important parce qu'il porte sur des crimes massifs et encore vivaces aujourd'hui. Braudel tend par exemple à toujours présenter la domination politique et économique comme nécessaire. Finalement l'impérialisme britannique, la colonisation en Afrique du nord, l'esclavage ont provoqué des millions de morts mais c'était une étape nécessaire pour le progrès humain. Quand on s'intéresse aux détails on s'aperçoit que le développement du mode de production capitaliste à partir de l'Europe sur l'ensemble de la planète s'est fait avec des crimes évitables à toutes les échelles. De même, le développement du tiers monde et la décolonisation qui ont préparé la rhétorique des "sacrifices nécessaires" que l'on nous a servi et que l'on nous sert encore quelques décennies plus tard en Occident au nom de l'austérité néolibérale et qu'on l'on servira sans doute encore plus une fois la catastrophe écologique bien avancée, repose sur le présupposé permanent que les développements socio-économiques doivent toujours se faire dans un cadre inégalitaire où une minorité prend le luxe et donne la misère aux autres. Cela n'empêche pas Braudel de tomber dans le panneau de la propagande maoïste, assuré qu'il est d'y trouver encore la technocratie qu'il chérit partout...
En bref: pas d'exposition sérieuse des civilisations non européennes, minimisation des crimes de la colonisation et de l'impérialisme capitaliste (il faut rappeler que le second précède toujours le premier même s'il est le plus souvent volontairement oublié), mépris ethnocentriste de l'étranger, enfin reproduction des mensonges du spectacle géopolitique qui s'est particulièrement développé après guerre (dissimulant que partout les puissants, quelles que soient leurs déclarations d'intention, n'ont donné aux populations que ce qu'il fallait pour éviter la révolte, le désordre et entretenir les illusions idéologiques qu'ils s'étaient choisis).