Apprenant la mort du Maréchal, Philippe Auguste aurait affirmé que la chevalerie perdait là son membre le plus éminent. L’éloge est d’autant plus beau qu’il fut prononcé par un roi et un éternel adversaire du défunt.
Voici donc l'histoire de Guillaume le Maréchal (1145-1219), obscur chevalier anglo-normand qui s'élève dans la hiérarchie féodale jusqu'au trône d'Angleterre - il sera en effet régent sur ses vieux jours. Duby commence son ouvrage par l’agonie du Maréchal, avant de présenter ses sources historiques et de faire un « flash-back » sur cette existence haute en couleurs. On découvre ainsi que les braves du Moyen Age faisaient de leur mort une cérémonie très ritualisée, publique et édifiante. Les pratiques successorales et les rapports au sein du lignage sont également au cœur de la réflexion - c'est d'ailleurs un panégyrique rimé commandé par le fils du Maréchal qui nous fait connaître le personnage. Mais la vie qui va nous être contée est surtout une histoire de violence et de pouvoir, avec pour cadre l’Angleterre et la France au temps des Plantagenêt.
Son ascension sociale, le Maréchal la doit à ses faits d'armes: ne dit-on pas qu'il aurait capturé au moins 500 chevaliers en tournoi? N’a-t-il pas protégé Aliénor d’Aquitaine contre ses vassaux révoltés ? Et ne l'a-t-on pas vu, à 70 ans passés, sauter en selle pour repousser les Français à la bataille de Lincoln? Mais pour se faire une place dans la société turbulente du XIIème siècle, la prouesse individuelle ne suffit pas. Encore faut-il s’insérer avec habileté dans le jeu des alliances vassaliques. Se gagner des fidèles à force de dons, rechercher la protection des puissants, se rendre indispensable dans la « maisonnée » du roi et obtenir une héritière en récompense … telles sont les stratégies du Maréchal pour assurer sa fortune. Si les trois piliers de la chevalerie sont « vaillance, largesse, loyauté », un soupçon de diplomatie ne peut qu’améliorer la réputation du brave!
Avec cette magistrale biographie, basée sur le récit de Jean le Trouvère (XIIIème siècle), Georges Duby nous prouve qu’il est non seulement un grand médiéviste mais aussi un écrivain inspiré, capable de restituer avec brio un âge de sang et de poussière. Les scènes de tournoi sont épiques. Immersion garantie ! On y apprend que vers 1170 le tournoi n’est pas la joute codifiée dont raffolent les cinéastes, mais une mêlée brutale où tous les coups sont permis et où l’on rançonne ses adversaires. Ce combat par équipes, destiné à canaliser la violence des chevaliers, est un business sportif avant la lettre. Il bénéficie d’une popularité immense, de stratégies de promotion (la publicité du « crieur ») et comporte des enjeux financiers, puisque les champions se mettent au service du plus offrant. Loin du désintéressement des chevaliers de légende, le tournoyeur du XIIème siècle est un athlète à l’esprit mercantile. Et si les divertissements médiévaux n’étaient pas si éloignés des nôtres ?
Ce livre (publié en 1984) est un incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la féodalité, à la culture médiévale et plus encore à la mentalité chevaleresque. C’est un travail à la fois érudit et captivant permettant de découvrir un guerrier médiéval dans toute sa complexité, d’appréhender l’homme derrière le mythe du héros courtois.