Je crois bien que c'est la pièce la plus foutraque de Shakespeare. La plus chaotique, insensée... et pourtant la plus célèbre de son auteur. Comment tenter de résoudre ce paradoxe on ne peut plus baroque ?
Il est beaucoup question de folie ici. Ce qui vaut à certains dialogues d'atteindre les limites de l'intelligibilité et aux détracteurs de pointer du doigt un Shakespeare qui écrit quelques-unes de ses phrases les plus idiotes. Pratique, la folie, quand on n'a rien à dire ? Hamlet décide de feindre cet état, soi-disant par ruse pour pouvoir tranquillement venger la mort de son père. Soit. J'aurais plutôt tendance à penser que ça fait de lui un coupable tout désigné (quand un cinglé se trimballe avec une épée dans le château, difficile de ne pas le soupçonner au moment de retrouver un cadavre dans un couloir...) mais ce doux prince à l'air sûr de lui. Sans doute sa « ruse » consiste-t-elle à éviter un châtiment au cas où l'on comprendrait qu'il est le meurtrier ! « Le pauvre n'avait pas tous ses esprits », tout ça... Sauf qu'Hamlet est aussi un mélancolique. C'est à dire un dépressif, dans son ancienne terminologie. Avec la folie, c'est l'autre état qui a été le plus systématiquement analysé par Shakespeare. Sous entendu avec Roméo et Jules César, raillé avec Jacques (« Comme il vous plaira »), sublimé avec Richard II... Le mélancolique shakespearien n'en a, comme il se doit, plus rien à faire de la vie. Il en a compris l'inanité, la vanité de nos actions quotidiennes toujours vouées à la déception et à l'échec. Ce genre de compréhension ne peut mener que vers la folie ou la dépression, les deux facettes de la même sagesse. Hamlet est de cette seconde race, même s'il simulera la première. Alors pourquoi irait-il concevoir un plan pour sauver sa propre existence ? Incohérence baroque, pourtant encore soluble dans la réflexion du lecteur attentif.
Ce prince danois est le mélancolique ultime. La mort de son père l'a bouleversé, et plus encore l'oubli manifeste dont fait preuve le reste de sa famille seulement deux mois après la mort de l'illustre homme. Cette évanescence humaine, cette obsession morbide de l'oubli de soi et des autres est le leitmotiv de la pièce, énoncé dans quelques-uns de ses plus beaux passages. Il y a le « Etre ou ne pas être ?» bien entendu, merveilleux monologue qui explique la raison pour laquelle Hamlet ne se suicidera pas. Mais il y a aussi la pièce de théâtre dans la pièce de théâtre qui met en abîme la clef de toute l'oeuvre ou encore la méditation nostalgique du prince devant le crâne de son vieil ami d'enfance, le bouffon Yorick. Tous ces passages brillent comme philosophie dans l'obscurité baroque qui tente de perdre le lecteur/spectateur: les Hommes sont incapables d'agir si ce n'est en étant gouvernés par leurs passions, soif de pouvoir, amour, colère... Il ne sont que les instruments de ces sentiments exacerbés et provisoires que Shakespeare n'a eu de cesse de critiquer dans l'ensemble de son oeuvre, à commencer avec « Roméo et Juliette ». Rien de vrai, rien d'éternel en l'Homme si ce n'est son inconstance. Hamlet arrive à cette conclusion en étant devenu lui-même incapable de ressentir la moindre passion, sauf quand le spectre de son père l’exhorte à la vengeance.
Alors là, ça change tout les gars ! Hamlet va roxer la gueule de cet immonde Claudius, oncle et néanmoins meurtrier de son père... sauf qu'il n'y arrive pas. Il a l'occasion, là, maintenant. Mais non. Trop facile. Trop peu risqué surtout. S'il ne peut se suicider, il espère inconsciemment créer les circonstances de sa propre mort. Il préfère agir sous le coup de la passion, les rares fois où elle reviendra le hanter. Soit précisément ce qu'il reproche au reste de l'humanité. La solution du paradoxe est un autre paradoxe. C'est le génie shakespearien.
Cet éloge ne doit cependant pas faire oublier les faiblesses réelles de la pièce. A commencer par l'inutilité prodigieuse d'Ophélie, magnifique potiche de service qui fait honte à toutes les Juliette, Rosalinde, Portia, et autres personnages féminins forts de Shakespeare. Horatio est un personnage assez vide également, en dehors de sa fonction symbolique essentielle à la pièce. Ensuite, il faut avouer que certaines bouffonneries passent assez mal, même si la volonté de parodier la tragédie est évidente. Enfin, si beaucoup de questions demeurent, si certaines motivations semblent incompréhensibles et pourront ennuyer les plus pragmatiques d'entre nous, la place réservée à la réflexion et à la contemplation de notre propre reflet intérieur est assez prodigieuse pour élever « Hamlet » au rang de ces oeuvres qui refaçonnent éternellement notre vision de l'humanité. Et, une fois de plus, c'est en harmonisant tous les contraires, en faisant du jeune Prince de Danemark le premier bouffon mélancolique, que Shakespeare pose un nouveau pavé sur la route qui mènera peut-être à l'apaisement de nos propres contradictions.