Parfois, j’envie les âmes simples. Les sanguins, ceux qui foncent sans se poser de questions, du genre de ce Rodrigue, vous savez, celui qui a du cœur, tout autre que son père l’éprouverait sur l’heure. Ceux qui se contentent du coupable tout trouvé que leur désigne le premier farfadet venu. Ceux qui pensent que tous les problèmes sont faciles à résoudre, que chacun d’eux trouvera aisément sa solution. Alors que moi, chaque solution que j’envisage me place devant une kyrielle de problèmes…
Ai-je mis trop d’ardeur dans mes études ? Tout ce temps passé à Wittenberg à me passionner pour le droit, la philosophie et la casuistique m’a-t-il desservi plus qu’autre chose ? L’enseignement de mes bons maîtres, eux qui me paraissaient si sages et si mesurés, a-t-il fait de moi un indécis, un procrastinateur de première alors qu’il eût été de bon ton, vu mon illustre naissance, que je me jette à corps perdu dans un combat dont je ne suis pas sûr de la légitimité ?
Oui, c’est vrai : j’ai parfois l’impression de détonner par rapport à mes contemporains, je n’ai pas dû me forcer beaucoup pour qu’ils me prennent pour un doux dingue. La plupart d’entre eux n’auraient pas ces scrupules de chochottes, sans aucune hésitation, ils auraient démarré au quart de tour. En bande, ils sont bien pires encore : la vindicte des foules est redoutable. Il suffit qu’on leur jette en pâture le premier bouc émissaire venu et les voilà prêtes à crier haro sur le baudet, à jeter des pierres sur la femme adultère, à déchiqueter comme des chiens les innocents, à chasser les sorcières. Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.
Pourquoi n’ai-je pas la candeur de croire que la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le juste et l’injuste sont des valeurs tranchées, repérables au premier coup d’œil ? Pourquoi ai-je parfois l’impression d’être si seul à lire entre les lignes des discours convenus, ceux auxquels je devrais souscrire, ceux qui sont censés me faire dresser les cheveux sur la tête ? Pourquoi suis-je certain qu’il vaut parfois mieux se garder de ses prétendus amis que de ses ennemis désignés ? Pourquoi ai-je tant de mal à me fier aux témoignages d’où qu’ils me viennent, préférant à tous les coups ne me fonder que sur mon propre jugement, même s’il me faut reconnaître que, ne sachant rien de définitif, je serai sans doute réduit à l’inaction ?
Bien sûr, si j’étais roi et non prince, je pourrais soumettre les suspects à la question, en espérant de la sorte obtenir leurs aveux. Mais, outre que je répugne par nature à toute violence inutile, je tiens cette méthode pour hasardeuse et incapable de garantir la vérité. Reste l’ordalie, mais je suis enclin à n’y voir qu’un procédé barbare dont rien ne me prouve qu’il manifeste un quelconque jugement divin. Il me semble que, décidément, il me sera bien difficile d’en arriver à une conclusion définitive.
Il me reste heureusement une carte à jouer pour échapper au marasme dans lequel je me confine : je dois trouver la preuve ultime, celle qui confondra à coup sûr le coupable, si tant est qu’il le soit. Et alors, il paiera, le salopard ! Avec quelle jubilation je l’étriperai ! Parce qu’il y va de mon honneur ou de celui de papa ? Haha, tu parles : ça, c’est la version officielle ! Dis plutôt pour toutes les hésitations, les ratiocinations, les incertitudes auxquelles j’aurai été soumis par sa faute !
Si c’est bien lui, évidemment. Et si la troupe de baladins dont j’attends monts et merveilles ne tarde pas trop à venir, pour quelque obscure raison – il paraît qu’une sombre maladie est à nos portes. Et si je n’interprète pas mal l’effet de leur pièce sur ceux qu’ils doivent confondre. Et si mon projet n’a pas été éventé et porté à la connaissance des suspects, les murs ont des oreilles, pas vrai, Polonius ? Et si … et si …
Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs
premières de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la
pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus
importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le
nom d'action.
Tout doux à présent, la belle Ophélie !