Voici un roman bien plaisant, et très surprenant.
Plaisant, car intelligent, surprenant car malgré son grand âge (première publication en 1915), il adopte un ton résolument moderne (sur le fonds du moins, la forme restant un brin datée). Herland est d'ailleurs considéré, chez les anglo-saxons comme un des romans pionniers du féminisme. L'autrice, Charlotte Perkins Gilman, y dépeint en effet un pays perdu au cœur de l'Amazonie, et peuplé uniquement de femmes.
Loin des classiques Amazones, si souvent dépeintes, ces femmes ont bâti une société utopique, sans conflits, solidaire, et exploitant son territoire de manière raisonnée et raisonnable.
Tout le sel du roman vient du fait que la découverte de ce pays nous est livré par les yeux de trois jeunes hommes américains, qui ont chacun un regard différent sur la Femme. Chacun d'eux est en effet un pur archétype de l'Homme.
L'un est un viriliste phallocrate, nourri des préjugés patriarcaux sur les femmes et persuadé qu'une société féminine ne peut rien accomplir sans hommes.
Le second lui, idéalise les femmes et les portent littéralement aux nues. C'est le galant absolu qui, en se mettant en huit pour les femmes, leur renvoie une image de petite chose fragile qu'il faut protéger (même lorsqu'elles n'en ont objectivement pas besoin).
Le dernier, enfin, endosse le rôle de l'esprit savant. Tout en tempérance et pure observation, c'est lui qui servira également de narrateur.
Une fois dans le pays des femmes, ces trois jeunes hommes vont se retrouver en résidence surveillée et être interrogés par leurs gardiennes. Vivant coupées du monde depuis plus de 2000 ans, les femmes de Herland (je suis à peu près sûr que ce n'est pas ce nom qu'elles emploient pour leur pays, mais vu que j'ai oublié, je vais conserver Herland jusqu'à la fin de cette critique) vont questionner leurs invités sur le monde extérieur, et notamment sur la manière dont s'est organisée la société "sexuée".
Et c'est là que ça devient intéressant. Les questions des enquêtrices sont précises, et mettent nos trois larrons en difficulté, les confrontant aux inégalités de leur société comparée au modèle idéal que constitue Herland.
De même, les trois enquêtrices vont aller d'étonnements en étonnements face aux contradictions ou aux coutumes "étranges" que leur décrivent les jeunes hommes. Ainsi en est-il de la notion de séduction féminine. Quand on leur explique que les femmes ne travaillent pas (première stupeur), mais qu'elles restent à la maison pour se faire belles pour leurs hommes (incompréhension), elles restent plutôt circonspectes. Les objets de mode qui leur sont présentés (chapeaux à plumes, bijoux) leur paraissent ridicules et fort peu fonctionnels.
Bref, c'est le choc des cultures.
Ces entretiens et échanges entre les trois explorateurs et leurs gardiennes constituent une bonne part du roman, et permettent d'esquisser en creux le portrait de la société américaine de l'époque. Une société américaine aisée, compte tenu du niveau de vie des trois jeunes hommes, tous de bonne voire de très bonne famille, mais qui en dit long sur les schémas mentaux de la grande bourgeoisie et la place laissée aux femmes.
La question sociale n'est pour autant pas absente, le travail des femmes est par exemple révélateur des disparités présentes dans le monde extérieur. Là où toutes les femmes travaillent à Herland, le fait que le travail féminin soit une spécificité des classes les plus pauvres (tels que les choses sont présentées par nos trois fils à papa), va énormément interroger les enquêtrices.
L'absence de solidarité envers les plus démunis et même le simple fait que les disparités sociales existent leur semble être une aberration.
De même, un long passage est consacré à la question de l'éducation qui, à Herland, échoie aux femmes jugées les plus sages (et pas à la mère de l'enfant du coup, au grand étonnement de nos explorateurs pour qui femme = instinct maternel).
Très en pointe sur cette question (roman de 1915, rappelons-le), les femmes de Herland procèdent à l'apprentissage par le jeu et l'expérimentation, et le savant de la bande compare même leur système éducatif à la méthode Montessori (qui a à peine 8 ou 9 ans au moment de la rédaction du roman).
Un roman très en pointe donc.
Le seul vrai bémol que je peux adresser au texte, outre son côté un peu vieillot dans la forme dont je lui fait grâce du fait de son siècle bien tassé, c'est une fin un peu abrupte et frustrante car laissant en suspend certaines questions (mais je ne veux pas trop en dire).
Il est en tout cas bel et bon que ce texte soit réédité en français.
NB : l'édition que j'ai lue n'est pas présente sur SC. La couverture ici présente correspond à l'édition américaine.