Ce concept, tiré de la pensée de Claude Julien (que j'ai rencontré au hasard de mes lectures dans un excellent numéro de "Manière de voir"), interroge la place de l’intellectuel dans le monde moderne, dans lequel il se moule souvent et s’efface. Il évoque l’impérieuse nécessité de subvertir, par les mots, cet ordre policé qui rend ce monde si fade et à la fois si révoltant. Dans “Histoire de ta bêtise”, pamphlet assumé, Bégaudeau s’exerce à cette tâche trop longtemps abandonnée, par peur de représailles, par peur de ne plus être aimé, car oui l'ego est souvent l'apanage des auteurs silencieux, comme toutes ces stars qui n'osent évoquer la crise des gilets jaunes, parce que bon, ça serait froisser des gens... Ici, c’est bien ce dont il s’agit en le lisant: quel homme détestable! Il invective la bourgeoisie, objet principal de son étude (et surtout réquisitoire), et le repousse dans ses retranchements, lui, le bourgeois, si souvent préservé par la littérature puisqu’elle lui appartient souvent. Cet irrespect profond, on s’en agace, même nous, lecteurs non bourgeois mais en ayant peut-être épousé quelques formes mentales. On s’en agace, car Bégaudeau balance, brut de décoffrage, une série de vérités, plus ou moins vérifiées, sur la bêtise structurelle d’une classe sociale qui se caractérise par le déni d’être de cette classe. Irrespect se trouve aussi dans l’écriture, incisive, décousue, interminable topologie et pourtant limpide dans le déroulé. Une analyse qui ne laisse aucune réponse à l’intéressé, et qui se risque aux écueils dans l’analyse des classes populaires (j'y reviendrai plus tard, et c'est une analyse toute personnelle). C’est la courroie principal, le moteur du livre, et aussi sa force: la subversion, qui se fond inéluctablement dans la provocation. Pour analyser une classe sociale telle que la bourgeoisie, il faut être armé, doté d’un sens aigu de l’observation, puisque la bourgeoisie a su se fondre dans toutes les structures qui constituent notre société, tel un gaz inodore: médias, mode, éducation, politique. Tout y passe, avec, renvoyé en pleine face, le mépris des autres et la suffisance d’une caste enfermée dans sa tour d’ivoire. Ce qui constitue la tour d’ivoire n’est rien d’autre qu’un système idéologique et sémantique complexe, renvoyant dos à dos les extrêmes, le bon et le mauvais goût, le bien et le mal, le pire et le moindre mal, le propre et le sale, la violence du peuple et celle de l'état (acceptable, évidemment). Mais ce n’est pas qu’une question de classe, et c'est un angle d'analyse d'autant plus pertinent. C’est bien dans le système d’opinion que l’on se définit bourgeois. L’auteur lui-même confesse son devenir bourgeois (en opposition à ses racines populaires) et au système de pensée qu’il a, qui sont en total désaccord. A l’inverse, il cite à juste titre la pensée populaire, qui peut se teinter d’un système de pensée bourgeois, un peu illusoire mais idéologiquement effectif. C’est vif, tranchant, pousse le lecteur à s’interroger sur ce que l’essayiste nomme “réflexes”, c’est-à-dire ces pulsions incontrôlées, dues au formatage qui est celui de notre société. Il l'explique d'ailleurs très bien sur les plateaux (prestations remarquables, j'y reviendrai aussi): le réflexe bourgeois revient au galop lorsqu'il se sent menacé, comme lors des manifestations, où il sent sa domination inique menacée. Par-delà les considérations sociologiques (et il insiste sur le fait que la sociologie déconstruit les préjugés, subvertit l’ordre policé des idées), je mettrais un bémol. Sur l’analyse de classe, et notamment des clichés culturels que l’on pourrait accoler aux classes populaires. L’évocation de l’humoriste Bigard pour illustrer le peuple, le “vulgus” comme il le rappelle (on s’interrogera sur le glissement péjoratif de cette notion), n’est pas selon moi judicieux. C’est une étiquette, et qui sous la plume de l’auteur, apparaît comme garante de vérité, échappant au bon goût de la bourgeoisie dominante. Doit-on, du coup, s’abaisser au sexisme crasseux de Bigard pour échapper aux bonnes manières bourgeoises? Un spectacle navrant de clichés est-il la révolte contre les précieuses ridicules? On s’interrogera sur le ton un peu péremptoire de l’assertion, qui pour le coup, illustre les limites du style pamphlétaire, où toutes sortes d’affirmations se perdent parfois en des considérations manichéennes. La nuance est d’ailleurs ce qui manque, mais je conçois que c’est également le style employé qui en réduise les possibilités. Hormis cet aspect, le livre est un régal, un uppercut que je conseille d’agrémenter des différentes vidéos d’émissions, où l’auteur a livré, dans une posture irréprochable et une parfaite maîtrise de soi, de grandes joutes verbales, face à des adversaires parfois féroces. Pour moi, un des meilleurs orateurs, renforcé sans nul doute par une grande culture politique (que ses adversaires, pour le coup, n’ont pas). J'insiste sur cet aspect, car ce style rhétorique, à la fois affirmatif et parfaitement nuancé dans le ton et la gestuelle manque cruellement à la télévision, où le vide intersidéral (qui n'apporte aucun crédit à l'idée défendue) et l'invective sans retenue (qui discrédite les meilleures idées) se font souvent face. Ici, les idées, le ton et la forme sont autant d'arguments intellectuels pour l'achat du livre mais plus encore, pour l'adhésion aux idées.