Aux sources de la matière de Bretagne et du roman arthurien
Ce qui frappe dans le récit, c'est sa vie, sa fluidité, son allégresse. Le détail des innombrables batailles, les sentiments des combattants, les dialogues et discours : le film est réussi alors que nous avons affaire à une longue énumération. Complots, trahisons, revirements, coups de théâtre, bains de sang, déchirements familiaux... Quel beau roman historique, entre Dumas père et Shakespeare, qui en a tiré les thèmes du « roi Lear » et de « Cymbeline ». !
Quelles dates couvre le récit ? Brutus est l'arrière-petit-fils d'Enée. Va savoir quand la guerre de Troie a eu lieu (entre le XIVe et le XIIe siècle avant Jésus-Christ – pour autant qu'il y ait eu une guerre de Troie !) ! « A cette époque régnait en Judée le prêtre Eli, et l'Arche d'Alliance était aux mains des Philistins » (§ 23). L'Arche d'Alliance datant théoriquement du XIIIe siècle avant Jésus-Christ, et le récit suivant parlant d'Amos (IXe – VIIIe siècles avant Jésus-Christ), on voit que la marge est considérable.
A l'autre bout du récit, Geoffroy est beaucoup plus clair : le roi Arthur est mort en 542 après Jésus-Christ, et la fin du livre nous mènerait jusque vers 633.
Ce mélange de faits réels déformés, de mythologie antique, de traditions populaires présente un relief, une saveur remarquables. Cette « Histoire des rois de Bretagne » est le premier récit qui fonde la « matière de Bretagne », qui nous parle de Merlin, du roi Arthur et d'Utherpendragon.
Qu'en dit-il ? Utherpendragon est l'un des trois fils du roi breton Constantin, avec Constant et Aurèle Ambroise. A la mort de Constantin, assassiné, le chef des Gewisséens, Vortegirn, finit par prendre le pouvoir en se débarrassant de Constant, ceci dans le contexte d'une menace des peuples nordiques (Pictes, Danois, Norvégiens) sur la Grande-Bretagne. Vortegirn vainc les Pictes avec l'aide des Saxons, qui en profitent pour s'installer massivement dans le pays.
Lorsque Vortegirn cherche à faire édifier une tour, dont les fondations s'enfoncent dans le sol jour après jour, ses mages lui conseillent d'arroser le site avec le sang d'un enfant sans père. Il tombe alors sur le jeune Merlin. Sa mère avait été engrossée par un charmant jeune homme, invisible à tout autre qu'elle. Un des mages de Vortegirn suggère que ce pourrait être un démon incube. Le jeune Merlin résout le problème de la tour qui s'enfonce : sur le site, il y a un étang souterrain, au fond duquel se trouvent deux pierres creuses où dorment des dragons. Le dragon blanc (les Saxons) finit par vaincre le dragon rouge (les Bretons, qui seront donc chassés de leur terre).
Suit le texte des « Prophéties de Merlin », texte censé décrire l'avenir de la Grande-Bretagne, mais rédigé en un style métaphorique et symbolique qui en rend l'interprétation très difficile.
Aurèle Ambroise bat Vortegirn et les Saxons, et entreprend de rétablir la religion chrétienne mise à mal par les Barbares. Merlin convainc Aurèle Ambroise d'importer en Grande-Bretagne « le cercle des Géants qui se trouve sur le Mont Killara en Irlande ». Ces pierres sont mystiques et ont des vertus curatives. Utherpendragon va chercher les pierres, mais c'est Merlin qui parvient à les déplacer. C'est ainsi que fut édifié le site de Stonehenge, censé honorer les Bretons morts au combat.
Aurèle Ambroise est empoisonné par des Germains et des Irlandais, et un prodige céleste (un dragon de feu qui émet deux rayons) annonce sa mort. Uther remplace Aurèle Ambroise, et fait fabriquer deux dragons semblables à celui que l'on avait vu dans le ciel ; il en conserve un avec lui pendant les combats, d'où son nom d' Uther « Pendragon ».
Uther, séduit par Ingerne, la femme de Gorlois, prend l'apparence de ce dernier grâce aux sortilèges de Merlin, et couche avec Ingerne , qui est cachée par son époux dans le château de Tintagel. Ils ont deux enfants Arthur et Anna.
Uther finit par mourir empoisonné lors de sa lutte contre les Saxons. Arthur lui succède. Présenté comme un modèle de bravoure chevaleresque et chrétienne, armé de son épée Caliburn, il poursuit la guerre contre les Saxons, les Scots et les Pictes, vainc successivement tous ses adversaires, conquiert la Gaule, puis défait les troupes romaines (excusez du peu !). Ayant laissé son royaume aux mains de son neveu Modred, il est trahi par celui-ci, et revient en Bretagne le combattre. Modred, puis Arthur, périssent, et ce dernier finit ses jours dans l'île d'Avalon.
Les superbes festivités de Pentecôte, organisées par Arthur, sont l'occasion pour Geoffroy de nommer un grand nombre de dignitaires et de vassaux de la cour. On y trouve les noms de Loth, de Peredur, du sénéchal Kai. Kai va mourir dans la lutte contre les Romains, et Gauvain dans la lutte contre Modred.
Finalement, un siècle après Arthur, c'est une famine et une épidémie qui vont pousser les Bretons à se réfugier en Petite-Bretagne (la Bretagne française), et à laisser le champ libre aux Anglo-Saxons et aux Nordiques dans leur terre d'origine.
Merlin, mais aussi le chrétien Geoffroy (évêque de Saint-Asaph vers 1151), replacent l'action, l'un par ses prophéties, l'autre par ses lamentations sur les péchés et les dégâts commis par les païens, dans le temps long et dans la sémantique transcendante du mythe et de la religion. En ces âges barbares, où se mêlent les dieux romains, germains, chrétien, et les traditions animistes locales, trouver un sens aux tourments constitue une nécessité eschatologique.
Geoffroy traite fort inégalement les différents règnes : 6 pages pour le roi Leir, une page pour une trentaine de règnes. La narration expose parfois rapidement un défilé d'évènements mais Geoffroy recourt aussi à la pause et se laisse aller au plaisir d'une digression toponymique ou étymologique d'une fiablité modérée (ainsi, « Londres » viendrait de « Trinovantum » par l'intermédiaire de « Kaerlud ». On veut bien...).
La description des combats suit assez souvent les règles de la chanson de geste, mais on s'en écarte lorsque l'auteur prend la parole en son nom propre : l'écriture devient alors proche de celle du roman.
Quant à la fiabilité historique de ce que raconte Geoffroy, elle prétend s'appuyer sur des sources explicitement nommées : un livre d'histoire de Gildas (547), et l' « Histoire Ecclésiastique » de Bède (731). De plus, Geoffroy prétend traduire une source bretonne unique, le « Britannici sermonis liber vetustissimus ». On considère que cette affirmation est fausse, et que la manière dont Geoffroy exploite Gildas et Bède est très sujette à critiques.
Le livre de Geoffroy n'est pas neutre : cet ecclésiastique a écrit son œuvre entre 1135 et 1138 : il défend le peuple breton et plaide sa cause auprès des conquérants normands, contre celle des Anglo-Saxons, ennemis de toujours. Les dédicataires de l'ouvrage sont tous de puissants seigneurs normands. Le génie de Geoffroy est d'avoir créé un héros national, Arthur, comme Charlemagne l'a été pour les Francs.
Adaptée en français par le normand Wace, en 1155, l'histoire de Geoffroy de Monmouth a fourni aux romans arthuriens et courtois un cadre, des épisodes, des procédés littéraires, et surtout des figures. Et Chrétien de Troyes, puis Malory, Spenser et Shakespeare y puiseront pour construire de puissantes œuvres répondant aux contraintes de leur propre temps.