L'Histoire du Berry d'Emmanuel Legeard donne lieu à une importante, et très convaincante, réhabilitation de Charles VII. C'est, je crois, la première du genre. Espérons que l'auteur aura l'envie et la possibilité de réécrire toute la vie de Charles VII dans une biographie politique dédiée.
Comme tout le monde, victime notamment des délires romanesques des Jeanne Bourin et consorts, j'étais initialement persuadé que Charles VII avait vécu en larve assez méprisable, qu'il s'agissait d'un roi aboulique et débauché n'ayant eu que la "chance" de survivre aux événements (avec le recul, une telle idée est plus qu'improbable: elle est intenable! Jamais aucun acteur de la grande histoire n'a vaincu des coalitions d'ennemis si puissants et restauré le trône d'un grand royaume "par chance"!) Si l'auteur reprend, en les étoffant sérieusement, les arguments déjà solides des grands médiévistes comme Jean Favier et Jacques Heers qui ont montré que Jacques Coeur n'était ni un pionnier ni un génie, mais un simple escroc, quoique de dimensions quasi-"madoffiennes", la plus-value originale de L'Histoire du Berry tient surtout à la relation avec Charles VII dont l'auteur tire un portrait psychologique tout à fait nouveau.
En effet, comme le suggère fortement l'auteur, l'"identité" psychologique de Charles VII, c'est-à-dire les constantes de son caractère qui affleurent périodiquement, n'accréditent pas du tout la thèse du roi indigne et indolent. Le fond de son caractère se révèle en de multiples occasions, dès l'adolescence quand il fait enfermer à Tours sa mère désireuse de placer le conseil de régence sous l'influence de Jean sans Peur. On constate qu'il est politiquement résolu, même intrépide, obstiné dans sa restauration du pouvoir royal, comme dans l'épisode du pont de Montereau, le refus du Traité de Troyes, la Pragmatique Sanction de Bourges. Son problème, une fois exilé, est qu'il n'a pas les moyens de son courage politique: ses caisses sont vides et sa personne n'exerce spontanément aucun attrait, aucun "magnétisme" particulier. Complètement désargenté, il gouverne en Berry une cour en haillons (les complaintes lamentables des chevaliers qui l'ont accompagné en exil montrent qu'ils se perçoivent exactement de la sorte: ignoblement "clochardisés", dirait-on aujourd'hui).
Aussi le futur Charles VII adopte-t-il la tactique de se faire délibérément passer pour un roi faible et influençable, timide, veule et ouvert à toutes les ingérences afin de faire venir à lui tous les opportunistes, tous les arrivistes possibles, tous ceux qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, veulent l'instrumentaliser à leurs propres fins. Simultanément, le dauphin sait à qui il a affaire et ne fait confiance à aucun de ces Français ralliés dont les ambitions sont égoïstes et les loyautés fluctuantes. Pour assurer sa sécurité, il fait appel aux Ecossais au nom de l'Auld Alliance. Cette tactique finira par payer. Jacques Coeur, qui n'est pas du tout une figure géniale ou héroïque (quoi qu'en dise l'historiographie louis-philipparde et ceux qui en prolongent les mythes comme le très néo-libéral Boucheron), est retenu par Charles VII pour ses talents de faux-monnayeur et d'affairiste sans scrupules. Coeur, persuadé qu'il a affaire à un roi faible et influençable, entend se servir de la Cour de Bourges comme marchepied pour faire sa fortune personnelle aux dépens du royaume. L'avenir montrera que Charles VII n'a jamais été dupe, il sait que Coeur détourne l'argent, abuse souvent gravement de son pouvoir pour extorquer des impôts illégitimes ou rafler arbitrairement des galériens, et qu'il intrigue dans son dos pour satisfaire ses intérêts égoïstes, mais en attendant il remplit les caisses - et l'urgence est là.
De même, Jeanne d'Arc, jeune fille sublime et presque irréelle au milieu de la corruption régnante, tient pour peu de chose la personne du dauphin qui lui apparaît sans prestige ni majesté. C'est sauver le corps mystique du royaume qui lui importe, et elle aussi ne considère le futur Charles VII que comme un instrument qu'elle manipule pour arriver à ses fins. Le dauphin, incapable d'exalter, est trop heureux de l'irruption dans sa vie de cette jeune fille pure de corps et d'esprit, et dotée d'une autorité irrésistible et quasi-surnaturelle. Charles VII écartera Jacques Coeur et Jeanne d'Arc quand ils ne lui seront plus nécessaires et que leur association deviendra pour lui plus dommageable que profitable.
Mais pas davantage qu'il n'est indigne ou aboulique, Charles VII n'est déloyal ou ingrat. A l'issue du procès de Jacques Coeur et de sa condamnation, indispensable pour laver la réputation de corruption de la Cour, tout est visiblement mis en œuvre pour qu'on puisse l'exfiltrer facilement. Coeur recouvre une partie de sa fortune et finit ses jours dans un exil doré (une île de la Méditerranée) sur lequel on ne dispose, malgré un faisceau d'indices concordants sur la fin de sa vie, d'aucun document précis. De même, Charles VII essaie de détourner Jeanne d'Arc de son projet qu'il juge suicidaire, il l'anoblit, l'embarque avec sa cour itinérante, cherche à lui apporter des distractions. Malheureusement, Jeanne s'évade un petit matin, sans bruit, pour aller se jeter dans la gueule du loup d'où Charles VII, techniquement incapable de lancer une opération de sauvetage, n'a pas les moyens de la tirer.
Le procès en réhabilitation de Jeanne d'Arc, l'autre grand procès du régime avec celui de Jacques Coeur, destiné à laver la cour - comme le procès en empoisonnement de Jacques Coeur - de toute suspicion diabolique, place délibérément le trône, et par suite la France, sous la protection de cette figure tutélaire, gardienne du "corps mystique" du royaume, puis de la nation. En définitive, Charles VII apparaît comme le généreux mystificateur de ceux qui voulaient se servir de lui et qui méconnaissaient le vrai fond de son caractère, lequel se révèle pourtant avec éclat dès l'âge de 14 ans: c'est celui d'un prince convaincu de son bon droit et de la majesté du trône des Capétiens, résolu, vindicatif, mais obligé de dissimuler sa révolte faute d'argent et de "charisme". Tout cela, c'est par l'étude, jusqu'à présent très négligée, du "royaume de Bourges" qu'on l'apprend.