Parmi les regrets inutiles et stériles qui m'assaillent parfois à propos des destinées littéraires, un des plus amers est celui-ci : mais pourquoi donc Rilke n'a-t-il pas écrit plus de prose ? Oh, je devrais déjà m'estimer heureux qu'il ait écrit ce qu'il a écrit, tant chaque ligne de lui est un puissant baume, pareil au camphre, qui soulage et fait pleurer en même temps. N'empêche !
Les deux "histoires pragoises", textes de jeunesse qu'il publia en 1899 puis fit mine de renier, sans rien faire pourtant pour qu'on les oublie, sont une preuve éclatante du génie narratif de Rainer. Elles éclairent d'ailleurs un peu les poèmes à venir, qui sont autant de petites histoires en pointillées, sans intrigue, sans dénouement, mais fortes de tout un arrière-plan invisible directement relié à sa vie et aux malheurs traversés. Ici, c'est un peu l'inverse qui se produit : à travers l'histoire très simple de jeunes pragois déchirés entre l'imaginaire populaire tchèque et l'orgueil intellectuel allemand, on entrevoit déjà tous les thèmes de la poésie à venir. Nostalgie, Nature, Silence, Vertige... et cette façon inouïe avec laquelle Rilke parvient, au travers de quelques notations qui n'ont l'air de rien, à se brancher directement sur nos tristesses inavouées, pour les bercer tendrement. Cette attention aux non-dits est presque évidente dans un poème, on s'y attend, mais parvenir à la glisser au sein d'une narration précise et rigoureuse, qui s'amuse avec les points de vue, les considérations politiques d'une époque troublée, les notations psychologiques, voilà qui les pousse à une incandescence incroyable.
Peut-être Rilke refusa-t-il de continuer dans cette voie afin que son œuvre devienne un reflet fidèle de l'existence telle qu'il la voyait : une douloureuse rêverie, où se mêle toujours la beauté de ce qui pourrait être et la tristesse de ce qui ne sera jamais.