Lucien de Samosate (né vers 120, mort après 180), fréquemment surnommé le "Voltaire de l'Antiquité", livre ici l'un des rares textes qui relèvent de l'autobiographie. Né en Commagène (Sud-Est de la Turquie actuelle, Sud-Ouest de l'Arménie), Lucien vivait dans un Empire romain largement hellénisé. Son esprit souple, délié et caustique, mais superficiel et peu enclin à la métaphysique ou aux abstractions, le portait tout naturellement vers les métiers où l'on se construit un public prêt à vous acclamer et à vous admirer.
Pas très facile, pourtant, de se constituer un tel public, quand on est né aux marges de l'Empire, dans une obscure province dépourvue de centre culturel où une jeune homme ambitieux pouvait espérer se former intellectuellement.
La langue à la mode, dans les classes supérieures de l'époque, c'est le grec, qui avait au moins le mérite de servir de langue commune à tout l'Empire, et donc de faciliter les échanges de tous ordres. Evidemment, le petit peuple local de Commagène, même s'il faisait des efforts, ne parlait qu'un grec très approximatif, et Lucien ne pouvait espérer briller en s'exprimant de la sorte.
Lucien, grâce aux sacrifices financiers consentis essentiellement par sa mère, est donc allé étudier la rhétorique (science du langage, de la construction habile des discours, en somme l'art des beaux parleurs qui cherchent à se valoriser socialement), en effectuant un voyage d'études dans l'Empire, et y apprendre des leçons de rhétorique auprès de maîtres en cette discipline, qui étaient dispersés dans les grands centres culturels que constituaient les grandes villes de l'époque.
Dans ce texte, revenu de ces voyages d'études, Lucien expose à quel point il est méritant d'avoir acquis le niveau en rhétorique auquel il est parvenu, en narrant, sous forme de la fiction d'un songe qu'il aurait eu, le choix auquel il a été confronté dans son adolescence.
Le père de Lucien voulait en faire un sculpteur. Ca tombait bien, l'oncle maternel était sculpteur, donc on place Lucien chez lui. Manque de pédagogie ? L'oncle rosse Lucien dès le premier jour, à l'occasion de la première bourde qu'il commet. Lucien, en larmes et dégoûté, quitte définitivement l'atelier de sculpture, et choisit alors de faire des études.
Le Songe en question, qui est évidemment une habile métaphore rhétorique, met en présence Lucien et deux femmes, l'une rude et mal habillée, qui lui suggère d'entreprendre un apprentissage de sculpture, l'autre, polie et bien accoutrée, qui lui fait miroiter les séductions de la vraie culture et de la gloire qu'on en tire.
Vaniteux et fier de son savoir comme l'était Lucien, il souligne ici, devant un auditoire qui est probablement celui des gens modestes de Commagène, à quel point sa réussite sociale a été éclatante, ceci, bien, sûr, afin de parfaire sa célébrité dans sa propre région natale. Lucien adore la flatterie et les acclamations publiques. Au passage, il ne fait pas mystère de son mépris prononcé pour le travail manuel...
On remarquera que l'image des deux femmes aux apparences opposées, qui argumentent auprès d'un jeune homme encore indécis sur sa vocation, est un motif culturel que vous pourrez retrouver dans :
- Xénophon, Mémorables, Livre II, chapitre 2, paragraphes 31-34 (qui a inspiré Lucien) : Héraclès jeune tiraillé entre les discours de "Vertu" et de "Félicité-Facilité". On remarquera que Lucien choisit le parti de la "Vertu", modérément vertueuse en ce qu'elle suppose une hyper-dépendance au jugement social (celui de l'auditoire). On souligne aussi que Lucien se compare lui-même implicitement à Héraclès...
- Beaucoup plus tard, la même figure apparaît dans le Tarot de Marseille, Arcane 6 ("L'Amoureux").
On reste interdit devant l'énumération des bénéfices que la femme "cultivée" fait valoir aux yeux de Lucien, s'il choisit d'apprendre la rhétorique : uniquement les faveurs d'un public sous diverses formes, rien que le chatouillement des vanités liées à une réputation sociale enviable et à une opinion publique favorable. Mais on sait ce que vaut l'opinion.
Le texte est écrit de manière fluide et charmante, mais ne flatte pas tellement son auteur : préférer les caresses illusoires d'un public versatile plutôt que les rudes activités d'un sculpteur de province, cela dénote certes un esprit brillant, mais sensible surtout à la superficie des choses.