Que Brecht puisse faire rire, cela restait à prouver jusqu’ici, entre ses hermétismes rimbaldo-anarchistes, et ses penchants nihilistes et désespérés cherchant à démystifier tout pouvoir.


        Ici, l’écriture est lisible, drôle, construite, quasiment exempte de ces bizarreries et de ces coq-à-l’âne dont Brecht émaillait ses pièces antérieures. La pièce est pleine d’action (avec même un combat militaire), et les personnages sont assez outrés pour que cela tourne à la farce ; par exemple, Léocadia Begbick, cantinière, à la fois maman et putain pour les soldats, leur faisant oublier un peu leur condition avec ses cigares, son whisky et son cul, et se faisant forte de réduire à l’animalité indigne un certain Fairchild, sergent autoritaire et plutôt encombrant pour les trois malfaiteurs de la pièce. Lequel Fairchild, pour récupérer sa dignité et son identité d’homme, va être poussé à… modifier manu militari son identité sociale.
Galy Gay, indigène sorti de chez lui pour aller acheter un poisson, tombe sur trois soldats anglais peu recommandables, qui veulent lui faire endosser l’identité de leur copain perdu lors du pillage raté d’une pagode. Le côté sérieux de la pièce s’interroge donc sur la valeur des identités sociales conférées par notre entourage, à commencer par le nom qui nous a été attribué : jusqu’à quel point le considérons-nous comme nôtre ? Brecht, critique de la société sans illusion, affirme qu’on peut consentir à un abandon intégral de sa personnalité antérieure dès lors que l’on y trouve un intérêt manifeste. Le brave Galy Gay, peu futé, accepte de se transformer en Jeraiah Jip (soldat), en entendant les promesses de belle vie que lui font ses nouveaux et encombrants camarades (pages 302-303). Le chien de Pavlov n’est pas très loin.
De manière symétrique, le sergent Fairchild, qui refuse d’abandonner son identité mise à mal par l’alcool et l’exercice immodéré de la sexualité, se mutile plutôt que d’accepter son changement d’identité. On pourrait croire que cette vision des choses, manifestement gauchisto-marxiste (nous ne sommes que le produit de notre milieu), n’a qu’un intérêt politique ; pourtant, les plus récentes découvertes en épigénétique ouvrent des perspectives assez vertigineuses sur cette thèse relative au côté superficiel des identités acquises.
Ce n’est pas un hasard si la perte d’identité de Galy Gay le conduit à être soldat, colonialiste et massacreur qui plus est (ce qui est bien souligné vers la fin) : Brecht a été choqué par l’indignité du sort et de la dépersonnalisation subis par les soldats de la Première Guerre Mondiale, pose les soldats en méchants tueurs de pauvres gens du peuple qui ne demandaient qu’à vivre. Ici, le pacifisme et l’anticolonialisme rejoignent la réflexion sur l’identité.
La veuve Begbick chante quelques chansons d’assez belle venue, et se livre, selon la très pédagogique règle de Brecht, à un commentaire « off » sur le sens général de l’action, dont un discours de Fairchild (page 265) tendant à montrer que la perte d’identité militaire et massacreuse équivaut à accepter sa nature profonde et ses désirs sexuels. Le discours majeur (page 282) nomme deux fois Bertolt Brecht en personne (donc, on sort de l’illusion théâtrale), et oppose la nature « personnelle » juste et benoîte de Gay à la « fausse » nature, cruelle et massacreuse, vers laquelle il se fait tirer. On reconnaîtra là la naïveté rousseauienne : l’homme naît bon, c’est la société qui le pervertit. Begbick va même convoquer la relativité, toute fraîche à l’époque, pour justifier la « transformation » de Galy Gay (page 285).
Les scènes de comédie viennent de l’exploitation poussée des potentialités de l’intrigue : les trois Pieds Nickelés qui mettent Galy Gay en posture d’être accusé de crime pour mieux le menacer de mort et avoir ainsi un moyen de pression sur lui, avec au milieu une histoire invraisemblable d’éléphant postiche vendu par Galy Gay ; et le retour du vrai Jeraiah Jip, au moment précis où Galy Gay va se décider à abandonner son identité…
La pièce est suivie d'un intermède, "L'Enfant d'Eléphant", qui reprend les mêmes personnages en accentuant la redondance des thèmes :
* il s'agit d'un "théâtre dans le théâtre", ce qui augmente le sentiment de distanciation vis-à-vis du spectateur réel. Galy Gay et ses mauvais copains militaires sont présentés comme jouant devant leurs camarades militaires une pièce où est il est question d'un enfant d'éléphant. Les réactions spontanées du public, et les préoccupations des acteurs face à ces réactions contribuent à l'effet de distanciation.
* le thème de la dépersonnalisation est repris : Galy Gay est supposé jouer le rôle d'un "Enfant d'Eléphant", accusé par les autres d'avoir tué sa mère (écho du procès fait à Galy Gay dans l'autre pièce pour le menacer). Galy Gay finit par ne plus savoir s'il est garçon ou fille, et s'il peut résister contre l'accusation publique générale d'être un assassin.
Que Brecht fasse rire, voilà qui nous change !
khorsabad
8
Écrit par

Créée

le 15 déc. 2013

Critique lue 339 fois

3 j'aime

2 commentaires

khorsabad

Écrit par

Critique lue 339 fois

3
2

Du même critique

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

36 j'aime

14

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7