Amours, parfums et mythes
Belle figure méditerranéenne que celle du poète grec Théocrite, qui vivait au IIIe siècle avant Jésus-Christ ! Né à Syracuse (Sicile), il compose ses Idylles pour une bonne part dans l’île de Cos, puis en Egypte, à la cour du roi Ptolémée Philadelphe, dont il se fait le courtisan, sans trop de complexes. Malgré les discours politiquement corrects de nos géographes et de nos géopoliticiens d’aujourd’hui, qui, nommant une Méditerranée abstraite supposée avoir une unité culturelle, nous en offrent un portrait disneyen (alors que les conflits sont partout), la vie de Théocrite nous prouve que cette unité culturelle de fait a existé il y a bien longtemps : la langue grecque servait de ciment, et l’estime réciproque pour les cultures n’était pas un vain mot. Va dire à un Sicilien d’aujourd’hui d’aller faire sa carrière poétique à la solde du gouvernement égyptien !!!
Théocrite est le plus célèbre représentant du genre de l’idylle bucolique, poème narrant essentiellement des joutes poétiques entre bergers et chevriers dans un cadre naturel très méditerranéen ; le thème de ces poèmes est de chanter les succès et les malheurs de leurs amours, en exploitant ce thème un peu dans tous les sens.
Le thème étant en effet limité, c’est la forme du poème qui introduit d’intéressantes variations et qui donne leur qualité à chacun des Idylles. Tantôt (« Les Thalysies ») il s’agit d’une narration anecdotique introduisant les personnages dont on reproduit les poèmes censés être le fruit d’une joute de beaux esprits ; tantôt le dialogue s’engage directement entre les deux compétiteurs (« Thyrsis ») («Chevrier et Berger ») (« Les Moissonneurs ») (« L’Amour de Kynisca ») (« Les Pâtres » sont un dialogue assez savoureux pris sur le vif, sur les soucis quotidiens de bergers)) ; tantôt il s’agit d’un monologue de supplication amoureuse à une bergère dédaigneuse (« La Visite Galante »).
Ces Idylles bucoliques (les premières conservées en nombre dans la littérature européenne) mettent donc en scène des personnages théoriquement frustes («[…] il avait tout à fait l’apparence d’un chevrier : aux épaules, une toison fauve venant d’un bouc velu aux poils épais et sentant la présure fraîche […] ; à la main droite, une houlette courbe en olivier sauvage. » (« Les Thalysies »). On voit que Théocrite ne lésine pas sur la couleur locale et le côté rustaud de ses poètes ruraux. Mais ce n’est pas pour autant que leurs productions poétiques supposées ne soient qu’un artifice pour que Théocrite puisse caser ses vers bien rythmés (en grec, pas de rimes, mais un savant montage de syllabes longues et brèves). Dans les îles Tyrrhéniennes s’est conservée jusqu’à nos jours la tradition des joutes poétiques entre bergers, dont le traducteur de Théocrite, Ph.-E. Legrand, a été le témoin.
Les joies simples d’un abri arboré contre les ardeurs du soleil, d’une couche épaisse et moelleuse faites de plantes empilées, du chant des oiseaux, de la proximité d’une source fraîche qui repose le corps et l’esprit, d’une nature apte à fournir de beaux fruits sans trop de travail, tout cela révèle un Théocrite amoureux de la vie, sensuel, l’un de ces « cueilleurs de jour » qu’Horace appelait de ses vœux. L’eau cristalline laisse voir les rochers du fond, les plantes odorantes sont cueillies pour des usages religieux, les abeilles bourdonnent...
Ces Idylles montrent à quel point l’universel est enraciné dans le local : les allusions à des lieux, des personnages, des coutumes, des cultes très localisés pullulent dans ces poèmes, et c’est précisément leur accumulation qui suscite chez le lecteur le sentiment du mystère, l’envie d’en savoir plus, et d’évaluer à quel degré le bonheur des gens comme Théocrite pouvait être fondé sur des relations avec leurs semblables, la nature, et leurs sentiments (dont le sentiment religieux).
Les poèmes supposés être produits par les chevriers narrent des aventures amoureuses, plus ou moins heureuses, plus ou moins mythologiques. On y retrouve Daphnis et Myrtô les amoureux, le Tityre de Virgile, et les divinités pulsionnelles qui courent les montagnes et les bois épais : Pan, les Satyres, les Nymphes, Cypris… Mais, à l’occasion, Théocrite se lance sur quelque autre thème (description d’un vase sculpté dans « Thyrsis », non sans rapport avec la description du « Bouclier d’Achille » chez Homère, et dont le détail crée un curieux effet de mise en abyme). On est touché – et surpris – par la complainte amoureuse de Polyphème (oui, le Cyclope d’Ulysse !) adressée à la Néréide Galatée, qui habite sous l’eau, d’où problème pour la rejoindre… ! On sera émoustillé par le succès de l’amour homosexuel dans « Le Bien-Aimé », et surtout par le concours de baisers entre garçons sur le tombeau de Dioclès… Héraclès lui-même ne manque pas de remuer ciel et terre pour retrouver le jeune Hylas (« Hylas »). L’épithalame (poème célébrant un mariage) est une autre occasion de célébrer l’Amour : l’ « Epithalame d’Hélène » est visiblement écrit pour un chœur de jeunes filles. « L’Enfant aimé » reprend le thème de l’homme plus très jeune qui quête l’amour et la fidélité d’un enfant, et ce dernier l’entend tout autrement...
La technique poétique est parfois élaborée ; dans « Chevrier et berger », c’est une série de strophes dialoguées, de deux vers chacune, dont la seconde est une réponse à la première, de structure comparable, ce qui permet la comparaison dans l’instant.
Le plus intéressant (le plus complexe) des poèmes est « Les magiciennes », construit comme un monologue de théâtre : une fille, Simaitha, se plaint d’être délaissée par son amant (Delphis) qui l’a laissé tomber. Elle veut récupérer ce beau mec musclé en se livrant à des incantations de sorcellerie (Hécate est de la partie) ; après l’incantation vient la narration de la rencontre amoureuse, des tourments incandescents du coup de foudre. La force du désir et la rage de l’abandon amoureux sont particulièrement convaincantes.
« Les Syracusaines ou les Femmes à la Fête d’Adonis » est une véritable œuvre théâtrale, avec plusieurs tableaux successifs, et des dialogues vifs et réalistes entre femmes, pleins de détails quotidiens instructifs et savoureux. La séquence poétique est donnée à propos de la description d’un luxueux tissu brodé dans le palais royal de Ptolémée Philadelphe.
Théocrite nous livre ses versions personnelles (souvent assez réécrites pour des raisons d’opportunité) de fragments de mythologie ; ainsi, « Héraclès enfant » étouffant les dragons lâchés par Héra près de son berceau, dont la narration est pleine de vie ; « Les Dioscures », narrant deux combats de Castor et Pollux, dont l’un prend place au cours de la quête de la Toison d’Or ; un dialogue assez enlevé orne ce poème. On retrouve l’atmosphère de l’ « Anthologie Palatine » dans les quelques épigrammes de dédicaces de statues et de bas-reliefs. Enfin, on appréciera l’hermétisme allusif du bref poème final, « La Syrinx », qui a un petit quelque chose des « Calligrammes » d’Apollinaire.
Mais il faut bien vivre. Et, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, Mécène n’avait pas encore légué son nom à l’entretien désintéressé des artistes. Aussi Théocrite se cherche-t-il des protecteurs en échange de son talent à chanter leur gloire ; à l’aide d’exemples mythologiques et historiques, Théocrite rappelle qu’il n’est pas bon d’être avare, et qu’on a besoin d’un artiste pour perpétuer son nom dans l’avenir (« Les Charites ou Hiéron ») ; quand il a trouvé un protecteur, Théocrite ne lui ménage pas ses compliments, souvent assez lourds, égalant le généreux monarque aux dieux (« Eloge de Ptolémée »).
Profèrerai-je un blasphème en disant que Virgile me tient mieux sous le charme, dans la même veine, que Théocrite, trop limité à ses chèvres, ses boucs, ses taureaux, ses vaches, ses veaux et ses volailles, son lait caillé et ses oursons ? Mais le lien profond qui unissait l’homme à la nature, à la terre et aux dieux transparaît dans toute sa puissance. Lisons Théocrite : nous avons perdu ces trois repères, et que diable avons-nous mis à la place ?