Roussel est déroutant à plus d’un titre, mais pour moi le plus formidable de ses pièges, c’est qu’il ne peut pas être apprécié sans avoir recours à ceux qui l’auront suivi, comme les surréalistes ou les membres de l’Oulipo. Voilà donc l’ultime machine roussellienne : s’imaginer en auteur photographique, révélé (au sens fort du terme) par un avenir encore à venir. Geste dandy, tragique et beau, d’un écorché vif qui voulait la gloire immédiate, mais qui s’est débrouillé pour se la fabriquer posthume.
Posthume aussi sera la révélation des procédés linguistiques qui ont présidé à l’écriture d’Impressions d’Afrique. Par un volume sobrement intitulé « Comment j’ai écrit mes livres ». Car dans le texte, impossible de retrouver les contraintes que Raymond s’est imposées pour construire sa machine folle, cet album animé qui relate, pas à pas, un Gala mécanique donné à l’occasion du sacre de Talou VII, empereur des équateurs. N’entrons pas ici dans des détails compliqués (même si justement les détails compliqués, c’est exactement ce que pourchasse Roussel dans son livre), signalons juste qu’en fin maboul, l’auteur part de phrases types et joue sur la polysémie des mots, ou leur ressemblance à un phonème près. Exemple : « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard » : lettres a deux sens (éléments de l’alphabet ou missives), ainsi que blanc (craie ou européen) et bande (troupes ou bords). Quant à pillard on peut le transformer aisément en billard, il suffit de changer une lettre. Et voilà, en imaginant un conte dont la première ligne évoquerait les missives d’un européen aux troupes d’un roi agressif, et la dernière ligne une écriture blanche sur les cotés d’un billard, les bases d'Impressions d’Afrique étaient nées.
Ce qui ne pourrait être qu’un jeu d’esthète blasé est en réalité à rapprocher du thème même du livre, cette obsession de la machine, de la transformation, de la reproduction d’un passé qu’on ne veut pas voir passer, autant de tactiques désespérées pour nier le temps et la liberté. Le nier, et dans un même mouvement le remplacer par des mécaniques bien huilées, qui créent sans se lasser des images, des sons, des artefacts aussi rassurants que glaçants. Car ce roman sans histoire (pourtant truffé d’anecdotes et de contes d’amour) est avant tout (peut-on parler d’avant dans un texte à ce point là cyclique ? ) le catalogue invraisemblable de dizaines et de dizaines de mécaniques impossibles, liant jusqu’à l’absurde la nature et l’outil. Roussel comme un Jules Verne sous ecstasy ? Oui, le chainon manquant pour expliquer comment le XIXe siècle triomphant donnera vie au XXe siècle concentrationnaire. Kafka n’a surement pas lu ce livre passé inaperçu, mais y est déjà imaginée son idée de la Colonie pénitentiaire : une sentence gravée dans la chair du coupable comme ultime punition.
Impressions d’Afrique agit de la même façon, en se gravant dans la chair du lecteur - et l'on saluera au passage le jeu de mot, enfin plutôt la polysémie du titre. Cette chair impalpable, imaginaire, mais impressionnable ô combien. La lecture, volontairement, en est aride, tant est poussée l’obsession de la description. Une sorte d’humour à froid ( polaire !) pousse Raymond à tout décortiquer, expliquer, illustrer. Plus les images se veulent précises et plus le lecteur perd pied. Non sans qu’une étrange poésie se dégage de ces tableaux vivants, et mortifères tout autant. Toute vie figée est une promesse de mort, et qu’est ce donc que la littérature, sinon la cryogénisation ultime ? Une fois le Gala terminé, le narrateur se complait à repartir dans le souvenir qu’il a des quelques mois passés à la cour de Talou, et le voilà de nous raconter la genèse de tout ce que l’on vient de suivre. Une genèse à rebours, un temps qui se mord la queue, un roman qui tourne en rond. Comme une boule de billard, ou une poule de pillard. Allez savoir…