Intérieur nuit
7.3
Intérieur nuit

livre de Marisha Pessl (2013)

En 2007, j’avais adoré son premier roman, l’inoubliable et déjà si singulier La physique des catastrophes, engloutissant les aventures de la jeune BlueBell et de son père érudit et déjanté, sur fond d’enquête autour du suicide d’une enseignante révérée. Déjà on décelait le goût de Marisha Pessl pour l’invention et la créativité narratives, adossant son histoire à de nombreuses citations tirées de livres fictifs mais qui paraissait si réels que je me revois en cours de lecture vérifiant sur internet si les œuvres citées existaient bel et bien.


On retrouve ce goût pour ce procédé génial dans cet Intérieur nuit de 715 pages, un thriller haletant et inattendu qui transporte le lecteur aux confins du surnaturel, aux frontières du réel. Mais l’autrice américaine est maîtresse dans l’art des ombres et faux-semblants, et sait brillamment jouer des codes de la fiction pour nous emmener là où elle le souhaite et nous surprendre par un twist qui n’a pas grand-chose à envier à un Shutter Island.


New York, époque contemporaine. Quelques années auparavant, le journaliste d’investigation et essayiste Scott Mc Grath s’était illustré par une sortie médiatique provocante autour du génial et mystérieux réalisateur de films d’horreur culte, Stanislas Cordova. Ce dernier est l’objet de l’obsession de milliers de fans qui se retrouvent sur une sorte de darkweb où ils échangent sur l’univers du cinéaste qui n’a plus donné signe de vie médiatique depuis des lustres. Les plus incroyables rumeurs bruissent à son sujet, tout comme autour de ce qui se déroulerait dans son énigmatique manoir, Le Peak, lieu des tournages les plus sulfureux. J’ai particulièrement aimé la richesse inventive de l’auteur quand il s’agit de parler des œuvres du réalisateur, de ses acteurs, de certaines scènes : encore une fois, on y croirait ! Au fil de ma lecture, je regrettais que ces films n'existent pas réellement, j'aurais tant aimé les voir ! L’illusion est d’autant plus remarquable que Marisha Pessl entrecoupe sa prose de vraies-fausses coupures de journaux, pages web, photos intrigantes etc. J’ai trouvé ce procédé d’une efficacité redoutable, car il donne de l’épaisseur réaliste au scénario et plonge le lecteur dans une fiction, un « mentir-vrai » qui a tous les atours du réel qu’il côtoie – un sentiment délicieusement déroutant.


Un tragique événement liminaire - le suicide (apparent) de la fille de Cordova, la sublime Ashley, dans des circonstances on ne peut plus troublantes – va décider Scott à reprendre son enquête, avec une idée en tête : prouver enfin que Cordova, derrière sa casquette de réalisateur subversif, cache un pervers sadique qui louvoie du côté de l’occultisme le plus sombre. Scott va donc remuer ciel et terre (et s’engager corps et âme) pour faire émerger la vérité de ce personnage dont personne n’est parvenu à percer le mystère. Mais tel est pris qui croyait prendre....


Impossible de résumer les folles aventures et rebondissements en cascade qui attendent le détective (bientôt flanqué de deux comparses, Nora et Hopper, tendance bras cassés attach(i)ants) et qui le conduiront aux rencontres les plus surprenantes, dans les situations les plus périlleuses et dans les endroits les plus improbables – et notamment au cœur du Peak, la résidence de Cordova. Les scènes qui s’y déroulent, au suspense presque insoutenable, me resteront longtemps en mémoire.


Je retiendrai aussi la manière dont Marisha Pessl, m’a eue, comme elle a eu le détective, sa manière incroyable de creuser des pistes, de nous convaincre de leur bien-fondé, pour ensuite retourner totalement le scénario à tel point qu’à la tout fin, le lecteur n’a qu’une envie, tout reprendre du début pour comprendre ce qui lui a échappé. Mais Marisha Pessl ne se contente pas d’écrire un thriller : elle nous interroge sur nos superstitions, sur ce que nous avons envie de voir et de croire, sur notre relation à la fiction, sur notre appétence pour le surnaturel et l’ésotérique : autant de questions qui m’ont énormément troublée. L’autrice nous dit que la réalité est parfois beaucoup plus terre-à-terre et simple que les fantasmes qui naissent de nos regards assoiffés d’interprétations surnaturelles.



Les explications formaient les deux faces d’une même médaille, et celle qui avait ma préférence révélait quelque chose de fondamental sur ma personnalité.



Je ne cache pas que, comme de nombreux lecteurs (et comme Scott !) j’avais ma préférence quant à la résolution de l’intrigue : même si je comprends le choix de l’auteur, je n’ai pu m’empêcher d’être un peu déçue par la tournure (par trop rationnelle) que prend le scénario à la fin. Surtout après nous avoir emmenés si loin dans l’irréel, la « chute » est d’autant plus grande. Mais ce twist est aussi ce qui fait la surprise de ce roman décidément singulier au scénario qui ne fait rien comme tout le monde.



(…) où étaient le vrai et le faux – je n’avais plus aucune certitude. Une chose pouvait-elle être vraie quand tout ce qui en attestait l’existence avait disparu ? Quand elle n’existait que dans notre tête, au même titre que les rêves ?



"Histoire terrible, folle et magnifique", hallucinant page-turner impossible à lâcher et qui vous hante comme les fantômes qu'il agite, Intérieur Nuit est également servi un style vif et fluide, des dialogues enlevés et drôles, des descriptions toujours percutantes, qui nous plongent dans une atmosphère trépidante dont il est difficile de sortir tant on voudrait pouvoir remettre des pièces dans la machine…


Roman sur le cinéma et ses leurres, sur les miroirs aux alouettes des événements et des gens, sur l’apparence des choses et la subjectivité du regard que l’on porte sur elles, I*ntérieur nuit* est ce texte que l’on rêverait de voir adapté sur grand écran : en vérité, c’est déjà un véritable film en prose et vous comprendrez en lisant.


Marisha, what a stroke of genius, girl !




  • Comment savoir si je suis le gentil ?
    Il tendit son index vers moi en hochant la tête. « Excellente question. Tu ne peux pas le savoir. La plupart des méchants pensent être gentils. Il y a quelques indices, pourtant. Tu seras malheureux. Tu seras détesté. Tu tâtonneras dans le noir, seul et perdu. Tu ne comprendras presque rien à la véritable nature des choses avant la tout dernière minute ; c’est seulement à cet instant là que tu auras l’énergie et la folie pour aller jusqu’au bout du bout. Mais surtout – et c’est essentiel – tu agiras sans penser à toi. Tu seras motivé par quelque chose qui n’a rien à voir avec l’ego. Tu le feras par sens de la justice. Par miséricorde. Par amour. Toutes ces grandes vertus héroïques que seuls les êtres bons ont la force de porter sur leurs épaules. Et tu écouteras.


BrunePlatine
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les livres qui mériteraient une adaptation au cinéma, Présentement sur mes étagères et Eblouissements littéraires [2021]

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le 30 avr. 2021

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