Invasion
6.4
Invasion

livre de Luke Rhinehart (2016)

L’ennui lorsqu’on a publié dès le début de sa carrière un roman culte, c’est que les lecteurs ont tendance à se focaliser sur cette oeuvre, oubliant sans doute que chaque auteur a le droit d’avoir ensuite une carrière riche et variée. C’est un peu ce qui est arrivé à Luke Rhinehart, George Cockcroft de son vrai nom, après avoir publié en 1971 L’homme dé, brûlot anticonformiste et pierre angulaire de la contre-culture américaine. Et votre serviteur ne sort pas tellement plus glorieux de cet examen de contrôle puisque : 1- il pensait que George Cockcroft avait passé l’arme à gauche. 2- Il n’avait pas la moindre idée de ce que le bonhomme avait publié à la suite de L’homme dé. C’est donc avec une grande surprise et une certaine joie, qu’il découvrit récemment la publication de Invasion, dernier incident livresque commis par l’écrivain américain, âgé désormais de 86 ans mais toujours aussi alerte sur le plan intellectuel.


Autant être honnête, Invasion relève avant tout de la farce, mais sous son aspect initialement potache le lecteur découvre avec délice une satire sociale de l’Amérique assez incisive, quoiqu’un brin redondante. Imaginez la Terre envahie par des extraterrestres totalement déjantés, des boules de poils à l’intelligence supérieure, mais qui ne pensent qu’à s’amuser et à faire des blagues aux dépens des humains. C’est l’une de ces étranges créatures, que Billy Morton, pêcheur établi au nord de Long Island, découvre un jour sur son bateau. La bestiole étant inoffensive et amusante, Billy décide de la ramener à la maison pour amuser ses deux garçons, qui s’empressent de l’adopter et de la surnommer Louie. Mais la famille Morton réalise assez rapidement que Louie n’est pas un animal comme les autres, ses capacités intellectuelles semblent nettement plus élevées et il prend un malin plaisir à changer de forme pour amuser la galerie. Alors lorsqu’il se met à parler et à utiliser l’ordinateur familial pour hacker le site web de la CIA, les Morton commencent à réaliser que Louie n’est pas exactement un animal de compagnie, d’autant plus que les Protéens commencent à se multiplier partout à travers la planète et décident de mettre en oeuvre leur grand projet : s’amuser à tout prix et mettre le bazar partout où ils passent ; et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ne font pas les choses à moitié. Bien décidés à montrer aux humains toute la bêtise de leur organisation sociale et économique, les Protéens prennent un malin plaisir à pirater les banques afin de redistribuer plus équitablement les richesses, à contrecarrer les plans de l’armée américaine, notamment au Proche Orient, à piller les banques de données des agences de sécurité (notamment la NSA, le FBI et la CIA) et de manière générale à ridiculiser les autorités. Autant dire que le gouvernement américain commence sérieusement à prendre en grippe les Protéens et à classer l’espèce dans la liste des terroristes à éradiquer, un jeu que Louie et ses amis trouvent très amusant, mais que les Morton commencent à trouver pénible et dangereux.


Drôle, irrévérencieux, foncièrement satirique, le début du roman de Luke Rhinehart est mené à un rythme d’enfer sous la plume acérée d’un écrivain qui n’a rien perdu de son mordant. Pointant du doigt les incohérences et les impasses d’une Amérique en panne de justice sociale, de cohésion et tout simplement d’humanisme, Invasion dénonce la mainmise du complexe militaro-industriel, l’obsession sécuritaire et les dérives d’une société sous surveillance sclérosée par ses inégalités. Mais la forme et le fond atteignent rapidement les limites de l’exercice, Rhinehart tourne un peu en rond et surtout son roman souffre d’être bien trop long. La farce amuse, puis finit par lasser quelque peu à force de redondances. On aurait aimé que le roman soit allégé de 200 pages, il aurait gagné en force et en impact sans pour autant lasser le lecteur. La critique elle-même manque de perspective et de hauteur, Rhinehart dénonce, mais s’en tient à des généralités antisystème qui n’apportent guère d’eau au moulin. Les Protéens, aussi drôles soient-ils ne proposent aucun modèle cohérent, et le jeu, qui reste fondamental dans leurs rapports aux autres, ne constitue hélas pas un socle suffisant pour construire une société juste, tolérante et équitable. Certes, on sourit, on rit même parfois, et dans l’ensemble on passe un agréable moment de lecture, mais en refermant la dernière page, on ne peut s’empêcher de garder à l’esprit que tout ce cirque est tout de même un poil vain. Alors que L’homme dé était une oeuvre profondément critique et dérangeante, qui pouvait mettre le lecteur dans une position très inconfortable, Invasion se contente d’être un roman mineur dont on oubliera probablement rapidement le contenu.

EmmanuelLorenzi
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le 24 janv. 2019

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