Inversions - La Culture, tome 5 par Emmanuel Lorenzi
Rares sont les romans de Banks à se dérouler au coeur même de la Culture, comme si l’auteur prenait un malin plaisir à nous faire découvrir différentes facettes de cette séduisante civilisation en l’appréhendant par sa périphérie. La plupart des romans de la Culture mettent en scène une branche diplomatique appelée Contact, dont le rôle consiste à évaluer la capacité des mondes qui ne font pas partie de la Culture à intégrer son giron. Au sein de Contact, une entité encore plus secrète et mystérieuse, Circonstances spéciales, fait office de bras armé de la diplomatie et intervient plus ou moins discrètement pour faire évoluer les événements en faveur des objectifs de la Culture. Inversions ne fait pas exception à cette approche, le roman se déroule intégralement sur une planète inconnue, aux confins de la galaxie, un monde dont la civilisation sort tout juste du Moyen-Age. Pas de technologie avancée, mais une myriade de royaumes et d'empires qui se livrent une guerre sans merci depuis des temps immémoriaux. A la cour du roi Quience, le Docteur Vosill, une femme d’une prestance inégalable, exerce la fonction de médecin du roi. Son talent semble hors norme et n’a d’égal que la profondeur de ses connaissances médicales. Mais ses capacités suscitent la méfiance de certains puissants et des hommes les plus proches du roi, en témoigne le rôle de son propre apprenti, qui est en réalité chargé d’espionner ses faits et gestes. Cette suspicion ne semble pas troubler outre-mesure la tranquille assurance de Vosill, pire, ceux qui se liguent contre elle sont victimes d’accidents, de disparitions ou de meurtres inexpliqués. Non loin de ce royaume, sur les cendres de l’empire, le Protecteur réunit ses forces pour mettre au pas quelques baronnets situés à la périphérie de son domaine. Protégé par un garde du corps nommé De War, le Protecteur sombre progressivement dans la dépression tandis que son fils unique est atteint d’un mal inconnu, que les plus grands médecins ne réussissent pas à diagnostiquer et encore moins à soigner. De War quant à lui se rapproche de Dame Perrund, l’une des favorites du Protecteur. Entre ces deux êtres hantés par leur passé se noue une relation intense mais platonique, dont l’écheveau se dénoue au fil d’histoires en apparence anodines mais lourdes de sens, mêlant habilement considérations philosophiques (sur la notion d’intervention et de non-intervention, un thème récurrent dans les romans de la Culture) et expériences douloureuses.
Inversions est en quelque sorte un concentré de l’art de Iain M. Banks et une démonstration (une nouvelle fois) éclatante de son talent et de la subtilité de son propos. Rien n’est jamais simple chez cet auteur et la surface des choses cache toujours une dimension bien plus profonde et surtout bien plus jubilatoire. Mais dans le roman présent cet accès est tout simplement refusé aux lecteurs néophytes. Inversions est également un roman déconcertant pour les fans de la Culture car tout l’aspect clinquant et séduisant de cet univers est ici absent ou tout du moins subtilement caché. Pas d’immenses stations orbitales, pas de vaisseaux spatiaux autonomes, pas d’intelligences artificielles, de drones ou d’armes exotiques, tout cela n'apparaît pas dans le roman, ou tout du moins pas de manière directe. Faut-il voir dans cette absence de quincaillerie technologique l’une des raisons pour lesquelles Inversions semble être le moins apprécié des romans de la Culture, peut-être, mais en contrepartie il pourrait bien être le roman le plus remarquable du cycle pour tous ceux qui admirent le travail souterrain de la section contact. Inversions provoque un subtil vertige du fait du décalage constant entre la narration (celle d’un indigène de la planète) et l’univers finement suggéré de la Culture, une dimension qui, au risque d’insister trop lourdement, n’apparaîtra qu’aux fins connaisseurs. On se plaît alors à tenter de déceler quels éléments relèvent d’une intervention de la Culture sur les événements tout en s’amusant de l’incompréhension du narrateur. Un tour de force tout simplement jubilatoire, qui relève autant de la prise de risque que du fan-service. Un grand Banks, tout simplement.