Lire L’irréfutable essai de successologie paru début janvier 2023 au Seuil, ce n’est pas seulement lire la romancière lauréate en 2014 du prix Goncourt pour son émouvant roman Pas pleurer mais surtout lire la femme qui a su lever ses préventions contre un romancier très éloigné de ses valeurs et de ses croyances pour en faire un guide, un inspirateur éclairé : Bernanos. Modèle de courage intellectuel, ayant su lui-même penser - et agir ! - contre sa chapelle pour dénoncer les compromissions de l’Eglise Catholique lors de la guerre d’Espagne, serviteur de la vérité à la plume aiguisée et somptueuse, Bernanos a de toute évidence inspiré Lydie Salvayre. Les deux esprits sont de la même trempe.

Le courage de Lydie Salvayre est indéniable, on pourrait même parler de témérité puisque l’auteur reconnu et publié avec succès s’en prend au milieu littéraire qu’elle présente comme étant inauthentique, superficiel, reflet de toutes les tares de notre époque, adorateur du veau d’or et traître à sa mission ; la littérature étant la dernière préoccupation de cette foire aux ambitieux. Un milieu que l’auteur semble bien connaître et qui lui inspire un dégoût (un désespoir ?) non dissimulé, elle qui semble vivre son activité d’écrivain comme un sacerdoce au service de l’art. À l’heure où le film Illusions perdues de Xavier Giannoli remet sur le devant de la scène les arrivistes balzaciens qu’on espérait disparus, Lydie Salvayre s’adresse à un jeune ambitieux, son lecteur, qui aurait des velléités d’entrer dans ce milieu littéraire très fermé et lui donne de précieux conseils pour non pas réussir, mais pour « avoir du succès ».

L’acuité du regard

Ce qui frappe à la lecture, c’est l’extrême justesse du regard porté sur notre époque. Certes, il est tout sauf optimiste, et Lydie Salvayre choisit souvent le pire. Mais les faits sont là, pléthoriques et visibles aux yeux de ceux qui ne veulent pas porter d’œillères, tare majeure de notre fin de civilisation.

Le chapitre trois intitulé « L’influenceuse bookstagrameuse » constitue par exemple un subtil mélange de lucidité amusée et de tristesse outragée devant tant de débilité. A la manière de ceux de La Bruyère, l’auteur nous brosse le portrait haut en couleur (et en rondeurs bien placées) de ces influenceuses hantant les réseaux sociaux avec leurs rares neurones. On se demande quel est l’âge mental des millions d’abonnés qui suivent les concentrés de clichés et autres stéréotypes enduits de bons sentiments du genre « la guerre, c’est pas bien », « je suis pour le Bien, contre le Mal »… Lydie Salvayre en deviendrait presque méchante en précisant que cette belle jeune femme a logé son peu d’âme dans son « cul » proéminent… Mais souvent elle préfère sourire devant ce concentré de bêtise photogénique : « L’un de ses adulateurs les plus adulants n’a pas hésité à lui dire qu’elle était la Sainte-Beuve de notre époque.

La sainte quoi ? a demandé notre star en fronçant son beau front (attention aux rides !).

La Sainte-Beuve, a répété l’adulateur quelque peu embarrassé.

Je ne connais pas cette sainte, lui a-t-elle répondu, sincèrement navrée.

Alors disons que vous êtes notre Chamfort, a proposé le lecteur des Maximes et Pensées.

C’est très gentil, a-t-elle remercié. J’adore « Manureva ». » P. 27

Scène sidérante à laquelle certains médias hélas trop nombreux nous ont habitué. L’humour sauve un peu du désespoir…

Car, dans les traces de Flaubert, c’est la bêtise généralisée que pourfend Lydie Salvayre. Rendue plus visible par les moyens de communication et plus décomplexée aussi, elle éclate partout et aveugle. La bêtise naïve, qui confond être et paraître, la bêtise méchante qui écrase son semblable pour réussir, la bêtise des foules comme celle des milieux choisis censément instruits à défaut d’être cultivés, celle des nantis, surtout, dont le signe infaillible est le mépris que lui inspirent tous les manants.

Les pourtours d’une civilisation en perte de vitesse se dessinent alors, triste décadence dont l’auteur a l’élégance de sourire.

En fait, rien de nouveau sous le soleil, notre époque se targue souvent de vouloir effacer son passé pour améliorer le présent, démarche certes en soi idiote, mais elle ne fait pas mieux que ce que nous a dépeint avec subtilité Balzac et Lydie Salvayre dans sa lignée.

Du bon usage de l’ironie

Comme chez La Bruyère, l’ironie est l’essence du discours de Lydie Salvayre, vaste antiphrase qui réjouit l’esprit pour faire oublier le pessimisme du message. S’adressant à un lecteur avide de « percer », expression agressive exprimant bien la violence du phénomène, l’auteur lui distille des conseils sous forme de maximes comme chez les grands moralistes. Pourtant, contrairement à Chamfort, La Rochefoucault ou La Bruyère l’auteur ne semble plus croire en l'honnête homme; son pessimisme est tel que ses aphorismes ironiques apparaissent comme des vérités évidentes, de simples reflets de notre monde : « Le succès est la nouvelle religion », « Le succès est le but et non la conséquence », « Le succès d’une chose est proportionnel à son étalement », « Ce qui ne se voit pas reste sans existence ».

Lydie Salvayre décrit finalement un monde où la communication omniprésente a remplacé le sens ; le milieu de l’art qui devrait être le plus préservé est justement celui qui manifeste de façon impudique l’absence de sens et un renversement inquiétant des valeurs. C’est d’autant plus effrayant que ceux qui écrivent devraient être les gardiens de ces valeurs et sont devenus au contraire les promoteurs du rien, du vide, du convenu, des apparences. Dans ces interviews, Lydie Salvayre cite souvent l’ouvrage de Klemperer Lingua Tertii Imperii : la langue du troisième Reich. Quand la langue devient pourvoyeuse de fausseté, qu’elle cache sans cesse la vérité et se vend aux pires travers d’une époque, la fin est proche alors qu’elle devrait être la liberté de ceux qui l’utilisent pour exprimer leur vérité, comme ce fragnol si cher à l’auteur.

C’est en fait dans cette omniprésente ironie que se trouve l’extrême pessimisme de l’auteur et, sous le sourire, le désespoir n’est pas loin. Il est d’ailleurs inscrit en exergue du recueil dans un sonnet de Shakespeare retranscrit in extenso où il se dit “fatigué de ce monde” car “ le bien asservi est esclave du mal”.

Lydie Salvayre a choisi de mettre le participe au féminin: « Fatiguée de ce monde je demande à mourir »…

L’essai d’une conception exigeante de l’art

Le pessimisme, l’ironie, la caricature sociale, l’autodérision, apparaissent en fait comme les conséquences désabusées d’une haute idée du métier d’écrivain animant Lydie Salvayre. Le constat est d’emblée radical : « Gardez à l’esprit que seul, encore, un dernier carré de fanatiques et de vicieux s’emmerde à déchiffrer des ouvrages d’esprit, à les méditer, à les approfondir, à les comprendre amoureusement ou à les incomprendre. Leur extinction est proche. » (p.142) Notre monde serait-il celui de la disparition de la littérature, mangé qu’il est par le profit, la perte des valeurs et l’autofiction ? Cette perspective, l’auteur aimerait la rejeter, et toute sa démarche n’a de sens qu’à la lumière de cette peur de l’avenir que les constats du présent rendent palpable. Peut-on encore croire en une littérature dépouillée de tous les travers du temps, préservée de la décadence d’une fin de civilisation qui n’arrête pas de mourir ? Doit-on « se retirer pour toujours au fin fond d’une forêt gardoise » (p. 165), comme l’auteur de cet essai ?

Elle est cependant elle-même la preuve qu’on peut encore y croire, qu’on peut avoir envie d’écrire pour mettre en garde, pour éclairer les quelques auteurs en herbe qui seraient encore tentés d’écrire. Après tout, Balzac lui-même n’était-il pas poussé par l’appât du gain, n’attachait-il pas une importance démesurée aux cannes à pommeau serti de pierres précieuses, aux hommages énamourés de belles lectrices lointaines ? Cela ne l’a pas empêché de se vouer corps et âme à une oeuvre exigeante et de se faire « l’historien des mœurs » de son temps.

Si Lydie Salvayre s’est bien retirée dans une forêt gardoise, elle n’en sort pas moins régulièrement pour témoigner et, surtout, elle y écrit encore des pages essentielles pas si désabusées qu’il n’y paraît. Tout ne semble donc pas perdu et il est encore possible de dire non à ce monde qu’on nous propose en prenant « le maquis », ultime conseil de l’auteur.

jaklin
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le 21 mars 2023

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