Elle se sent portée par une vague, comme par un vent divin; depuis son enfance sa démarche n’a jamais été si légère, si aérienne. L’ivresse de la métamorphose s’est emparée d’un être.
Qui reconnaîtrait dans la silhouette éthérée qui dévale la pente à vive allure, dans cette sylphide presqu’irréelle aux mèches dorées malmenées par le vent, la terne postière, pâle et grise du petit village autrichien de Klein-Reifling, la jeune fille triste de 28 ans, prématurément vieillie, absorbée, à la maison comme au bureau, dans des tâches ingrates ou insipides : une existence de labeur dans l’entre-deux-guerres où survivre empêche désespérément de vivre.
Il n’aura pourtant fallu que quelques jours, la sollicitude empressée d’une tante fortunée et des soins diligents, pour transformer le vilain petit canard en un cygne élégant : habillée de frais, coiffée, fardée, c’est sur elle que les regards, séduits ou chaleureux, convergent et se posent, le petit groupe de privilégiés reconnaissant comme l’une des leurs cette nouvelle arrivante, jeune, belle et forcément bien née.
Oublié, l’affreux manteau de voyage jaune canari, oubliée la minable petite valise en osier, oublié le parapluie déchiré à manche de corne, oubliée la honte de se sentir la parente pauvre dans l’hôtel suisse le plus luxueux et le plus en vue de la station, oubliés les yeux perpétuellement baissés, les mains toujours moites : Le papillon est sorti de sa chrysalide, s’est extirpé de sa gangue, une autre Christine a vu le jour, et peut exister, enfin.
Toutefois, à la vue de sa tante, nageant en pleine opulence, la pensée fugace de sa mère malade, quasi impotente, l’effleure, mais n’est-ce pas celle-ci, justement, qui l’a convaincue d’accepter l’invitation d’une soeur au passé douteux, à laquelle son riche mariage à l’étranger a su redonner une réputation sans tache, en devenant la respectable Madame Van Boolen ?
Et puis, le fidèle Fuchsthaler, le brave instituteur tout dévoué à sa cause, ne lui
a-t-il pas promis de veiller sur la malade, durant ces quinze jours d’absence et pour Christine ses premiers congés depuis si longtemps?
Surtout ne plus penser, ne plus s’encombrer l’esprit de vains reproches : tirer un trait sur sa pauvreté, le travail forcé, le réveil aux aurores dans la petite pièce froide suintant l’humidité, effacer de sa mémoire les plaintes, les gémissements et les râles nocturnes, tous ces attributs de la privation, du manque, cortège inhérent de la maladie et de la misère.
Juste se laisser bercer par l’enchantement d'un lieu où tout respire la beauté, l’insouciance et l’abondance, sentir un plaisir tout neuf l’envahir, faisant couler dans ses veines le feu de la jeunesse, une jeunesse que Christine croyait perdue à jamais et qui se rappelle maintenant à elle avec force, tandis que la belle Christiane Von Boolen, nom à peine transformé qui désigne si bien son nouveau moi, pénètre dans le hall imposant brillamment éclairé.
Recherchée, convoitée, désirée, devenue le point de mire de ce monde enivrant et raffiné de la haute société viennoise, Christine fait sien cet univers de luxe et de facilité que Zweig, ici, décrit avec une précision quasi balzacienne : rituel immuable du dîner dans la vaste salle à manger illuminée fraîchement fleurie, ballet incessant des domestiques qui vont et viennent près des tables somptueusement dressées, à la porcelaine fine, à l'argenterie et aux cristaux étincelants, autour desquelles les femmes, rivalisant d’élégance, parées de joyaux ou de perles, prennent place dans un bruissement de soie arachnéenne.
Mets raffinés, musique entraînante ou langoureuse dans les bras d’un gentleman allemand blond et viril qui la serre de près, puis conversation courtoise avec un vieux général, un Lord britannique très distingué qui ne la quitte pas des yeux, attendri et captivé par sa faconde, son regard brillant et son teint de blonde.
Christine, heureuse, grisée par le succès, exulte, et pour la première fois se sent VIVRE.
Mais si le plaisir seul est le maître mot dans cette existence facile, la jeune femme ne tardera pas à apprendre que “le moteur du monde n’est pas l’amour mais l’argent”.
On prenait Christiane Von Boolen pour la riche nièce à qui tout était permis et accordé d’avance, on la découvre pauvre : elle n’existe plus, et c’est le retour au village de Christine Hoflehner, vulgaire auxiliaire des postes, à qui ne restera plus que le souvenir de sa gloire éphémère pour tenter d’oublier la sinistre réalité qui lui colle à la peau.
Ce sentiment de la médiocrité de sa vie, c’est avec Ferdinand, ancien combattant devenu chômeur, captif en Sibérie pendant quatre ans, qu’elle le partagera : lui, révolté contre l’injustice et la misère, clamant haut et fort son infortune, ses déboires et ses déceptions, elle, dépouillée, voire dépossédée de son “moi ailé”, ayant réintégré son état primitif de ”larve”et sentant avec acuité, au plus profond de son être tourmenté, que quelque chose est irrémédiablement perdu, comme si le ressort de l’espoir et du bonheur s’était à jamais brisé.
Ils uniront leurs deux solitudes, s’épauleront, se réchaufferont l’un à l’autre, tenteront désespérément l’aventure ou l’Aventure...Une fin ouverte et pourtant suggérée, à nous d’y inscrire le mot FIN.
On se rend bien compte que si le premier cahier rédigé par l’écrivain à Salzbourg en 1930-1931, décrit en effet l’ivresse de la métamorphose, sur un ton exalté, parfois joyeux voire léger, à l’image de son héroïne, le second, écrit huit ans plus tard en 1938, lors de son exil à Londres, revêt un caractère beaucoup plus sombre.
Le spectre de l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie) et de la guerre se profilent à l’horizon et c’est peut-être la noirceur de ce volet qui nous éclaire sur ce que pouvait ressentir Zweig dans son for intérieur, comme en témoigne cette phrase pour décrire Christine à un moment donné et qui pourrait très bien s’adapter à lui :
Qui éprouve de vifs sentiments observe peu : les gens heureux sont de mauvais psychologues. Seul l’individu inquiet aiguise ses sens au maximum.
D’où peut-être chez lui la perspicacité dont il fait preuve, ayant flairé le danger de façon prémonitoire.
Une fois encore, Zweig, maître hors-pair de la psychologie humaine et de l’observation psychologique, nous livre de manière magistrale dans cette peinture contrastée et si évocatrice de deux milieux totalement opposés, un chef d’oeuvre de subtilité , un “chant du cygne” qui n’a été publié qu’en 1982 en Allemagne et deux ans plus tard en France et qui m’a laissé, outre l'éblouissement de la lecture, un arrière goût de tristesse et de désenchantement : celui de son auteur.