Si, dans le receuil des Récits d'un jeune médecin, Boulgakov faisait la part belle à ses propres réminiscences, ce corpus-ci est marqué par le fer de l'imagination, et même parfois, du fantastique. Le ton en de même moins gai, plus ironique. Plus de chaudes touloupes, de profondes troïkas, plus d'anecdotes délectables. La détresse n'est plus uniquement celle d'un jeune médecin, bien sous tous les rapports mais déboussolé, mais bien celle de peuples jetés sans préambule (on s'embarrasse certes assez peu fréquemment de liminaires pour ces affaires) dans le haut-fourneau étouffant de la guerre civile.

Le feu du Khan Tougaï présente ainsi le domaine immense mais délabré, gardé par une concierge traversée de rage de dents, et par un vieil homme à tout faire, non moins délabré, vestige branlant de l'ancien régime. Ce vieux bonhomme n'a de cesse de pester contre le nouvel ordre établi, et ses légions obscènes de prolétaires débraillés, qui viennent jusque dans ses bras, égorger ses comtesses et ses poulets. Et accessoirement, admirer le palais, autrefois princier, transformé en musée pour l'édification du peuple. L'une de ces visites se révèlera diablement surprenante. Sous la plume acérée et savoureuse de Boulgakov, le domaine prend vie d'une manière terriblement présente (il s'est inspiré du domaine du comte Youssoupov, le célèbre assassin de Raspoutine). Le spectre de la Guerre Civile s'y traîne, languissant, dans les écuries défoncées. Si l'ensemble dénote une certaine nostalgie pour l'époque tsariste, et ses ors flamboyants, l'auteur n'épargne pas la noblesse : à travers ce prince auto-destructeur et incendiaire, c'est toute une critique de sa caste, qui n'a rien vu venir, engoncée dans sa morgue, et qui précipita sa chute plus qu'elle ne lutta. Notons aussi que la nostalgie va à un ordre qu'il peint comme irrémédiablement mort : ses derniers serviteurs en sont une gouvernante à l'agonie, et donc ce vieillard, plus proche du grabat que de l'alcôve. Cette nouvelle est aussi prétexte à fustiger les arrivistes sans vergogne, qui sous couvert de parti, se permettent de suivre le train de vie de ceux qu'ils vilipendaient hier encore.

Ressortant nettement du recueil auquel elle prête son nom, "J'ai tué" paraît plus autobiographique. En effet, la situation du jeune médecin qui sert de personnage central, officiant à Kiev vers 1919, n'est pas sans rappeler celle de l'écrivain à la même époque. Cette histoire préfigure un des thèmes du "Maître et Marguerite", à savoir la responsabilité de l'intellectuel face aux évènements, et la nécessite pour lui d'agir, pour préserver sa conscience. L'écriture fait la part belle à l'ellipse, le rythme en est flottant : le docteur Iachvine se retrouve ainsi chahuté sur la mer agitée des affrontements entre nationalistes ukrainiens et Armée Rouge. Affrontements gradués : un ordre de mobilisation, des coups de canons lointains, puis des troupes en armes, puis un campement sous le feu ennemi, des blessés, des cadavres déjà congelés ... Ces ellipses permettent de maintenir une atmosphère de cauchemar éveillé, dansant allègrement sur la limite du fantastique, à l'unisson du texte précédent. Jusqu'à son dénouement, où le héros malgré lui semble reprendre enfin consistance.

Les deux nouvelles suivantes, "Le Raid", et "La couronne rouge" sont elles franchement horrifiques. Tandis que la première est une dénonciation de l'antisémitisme sévissant de manière endémique dans les armées nationalistes, la seconde est un témoignage sur la douleur de ces familles écrasées sous les bottes cloutées. L'occasion de scruter les limites de la résistance mentale humaine. Point d'ironie ici, juste un ton très sombre, à l'unisson des couleurs (ou de leur absence !). Boulgakov fait même preuve d'un certain pessimisme. Il montre en tout cas une belle maitrise du tragique.

Enfin, Psaume narre les aventures comiques et tendres d'un appartement communautaire de Moscou. Sujet en vogue à l'époque, qui faisait la joie des caricaturistes et le régal des auteurs de comédie. Se présentant sous la forme de dialogues quasiment pas interrompus par la narration, c'est une histoire d'amour un peu bancale, imprégné du thème boulgakovien de l'arrachement, ici à un être aimé.

A l'instar des "Récits", ce bref ensemble forme une agréable et dense approche de l'œuvre de cet auteur si atypique. Rendons hommage aux éditeurs qui ont organisé les textes suivant une progression remarquable. Qui n'est pas pour rien dans le plaisir que l'on ressent à la lecture de ces trésors finement ciselés.
Pedro_Kantor
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le 25 avr. 2011

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