En fait ce bouquin navigue constamment entre le médiocre et le sympathique.
Attention, ça spoile.
Le problème de Jane Eyre c'est qu'elle est un peu conne et maso. Lors de sa vie, la plupart du temps, plutôt que de faire les choix qui la rendraient heureuse elle préfère faire de la merde et se lamenter ensuite. Tout un programme.
Le début du livre est assez insupportable. Jane est si gentille, si parfaite, et pourtant il ne lui arrive que des choses horribles. Le monde est si dur, comprenez-vous ? Les gens sont très cruels, ils sont là uniquement pour lui faire du mal.
Elle, elle fait de son mieux, elle est bonne, sage et studieuse. D'ailleurs dès qu'elle commence les cours elle est si intelligente qu'elle devient première de sa classe au bout d'une demi-heure à peine, mais dans la pension le méchant directeur rôde et il n'attend que de la trouver afin de la torturer...
Charlotte Brontë, pour être sûre qu'on ait bien compris que les conditions sont difficiles en rajoute des tonnes et des tonnes jusqu'à ce qu'on finisse par lever les yeux au ciel quasi constamment.
Jane grandit, elle trouve une place dans un beau manoir et le bouquin devient (enfin) agréable.
C'est là qu'elle commence à montrer clairement ses tendances masochistes : elle aime un mec, le petit Rochester, un type assez cool. Malheureusement dès qu'il est sympa avec elle, Jane est gênée et n'apprécie pas trop son attitude. Par contre, quand il l'insulte, alors là... Là, elle kiffe bien la petite Jane. Naît donc logiquement une grande et folle histoire d'amour.
On ignorera quelques péripéties pour se concentrer sur la plus ridicule : la séquence de la gitane... C'est possible de faire plus nanardesque ? Comment peut-on y croire un instant ? Et comment les personnages du roman tombent-ils dans le panneau ?
On se demande pourquoi la sœur Brontë a gardé ça dans son roman tant le passage fait tache, mais passons, après moult aventures, PAF ! Retournement de situation ! Jane a deux options et elle choisit évidemment la pire. Réfléchissons un instant à ce choix.
Dans le château vit une folle qui, chaque nuit, essaie de buter tout le monde. Jane s'en rend compte mais son fiancé, Roro, lui dit : "tqt, tout est sous contrôle bébé, je t'expliquerai tout ça un jour, t'en fais pas en attendant".
Elle répond donc évidemment : "pas de problème poto."
Sacrée Jane.
Le fait que cette folle ait foutu le feu au manoir une nuit et qu'une autre nuit elle ait presque buté un gars en le mordant, lui arrachant au passage la moitié du bras, tout ça n'a pas tellement d'importance après tout. Une autre nuit encore elle s'introduit chez Jane et est à deux doigts de l'étrangler, mais ce n'est également qu'une broutille.
Par contre quand Jane apprend la vérité sur l'origine de cette folle, un petit détail insignifiant dont tout le monde (de sensé) se fout éperdument alors là, c'en est trop. Elle abandonne donc son cher Roro et s'enfuit sans aucune thunes. Elle se transforme alors en clocharde.
Le problème c'est que Jane n'est pas Fante ou Kerouac (c'est la même époque, sisi), elle n'est pas faite pour une vie de vagabondage.
On repart alors dans une séquence insupportable.
Que c'est dur pour la petite Jane ! Elle n'a plus rien... Elle est obligée de mendier mais on lui refuse toujours tout et pendant ce temps elle pense à ses choix : pourquoi a-t-elle fait ci ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? A-t-elle réellement eu raison d'agir ainsi à tel ou tel problème ? La réponse est presque toujours non bien évidemment.
"Oooooh que le monde est dur ! Mais Dieu est bon. Et les gens qui refusent de m'aider, on pourrait penser que ce sont de viles salauds, mais moi je les comprends, parce que je suis juste. Je m'appelle Jane Eyre et c'est ainsi."
On se tape tout ça en se disant "Jane, sois une bonne chrétienne, s'il te plait, laisse toi mourir de faim et FICHE NOUS LA PAIX BORDEL DE MERDE".
Mais les voies du Seigneur sont impénétrables et il la mène finalement à son salut.
Après mûre réflexion, je crois que pour que ce bouquin reste agréable à lire il y a deux conditions nécessaires : Jane doit être (à peu près) heureuse et Jane doit être entourée de gens (qui ne la torturent pas).
Nouveau décor, nouvelle galerie de personnages, nouvelles aventures. Elle rencontre notamment St John, un type qui au premier abord a l'air d'être assez intéressant.
Puis patatras ! Plot twist dans ta gueule ! Jane hérite de son oncle !
Plot twist seulement pour Jane j'imagine parce que tout avait été annoncé bien plus tôt. En tant que lecteur on attendait ça depuis des plombes, on se demande pourquoi elle est étonnée, on lui a clairement dit que son riche oncle était sur le point de mourir et qu'il lui léguait toute sa fortune...
Mais une fois de plus, passons. Le vrai plot twist, le beau, le grand arrive juste après.
St John Rivers et ses deux sœurs, qui ont tous trois accueilli Jane quand elle était sur le point de mourir de faim, eux qui sont si bons, si gentils, si intelligents, en un mot si parfaits, sont en fait ses cousins ! En effet, le frère du père de la sœur de l'oncle du fils de la tante du mari du chien de la servante n'est autre qu'un parent direct.
Dieu soit loué !!! Jane a de la famille, son plus grand rêve se réalise enfin ! Elle est si heureuse !
Le lecteur quand à lui fera le choix ou non d'ignorer le fait que cette coïncidence est quand même un poil abusée.
Posons nous deux secondes et réfléchissons-y : dans toute l'Angleterre elle est tombée par hasard sur le bled paumé où vivent les derniers membres de sa famille ? Membres dont elle ne savait même pas qu'ils existaient ? Ils l'ont sauvée de la mort ? Et en plus ils sont devenus ultra potos ?
On se croirait presque dans la résolution d'une pièce de molière. Mais soit, de toutes manières on parle de Jane Eyre, son bonheur ne peut durer longtemps.
Un personnage révèle alors son vrai visage. On pensait au départ que St John Rivers (Eyre du coup) était un mec un poil dur et trop passionné par son taff mais qu'il avait tout de même un bon fond. Il se révèle au contraire être un pur psychopathe.
J'ai pas eu l'impression que son comportement marquait les gens tant que ça.
Sérieux, y'a que moi qui est choqué par ce mec ? Ouvrez les yeux, CE GARS EST UN GRAND MALADE.
Bon déjà évidemment comme Jane est heureuse, ça ne peut continuer, elle retombe donc dans ses travers : le petit Johnny devient de plus en plus tyrannique, il commence à lui donner des ordres et il contrôle petit à petit toute sa vie. Elle accepte évidemment tout sans broncher et reste docile.
"Le bonheur ? Jamais, c'est de la merde ! Le travail, oui ! toute la vie, sans interruption ! Gloire à notre Seigneur, gloire à toi petit Jésus !" Tel est le credo de Johnny.
Il la fait donc travailler. Et il la fait travailler sur des sujets de merde en plus : Jane ne veut pas apprendre l'hindoustani, elle préfère se concenter sur l'allemand, mais bon, il lui a demandé, pourquoi refuser ? Elle abandonne donc l'allemand et apprend l'hindoustani.
Là, tout lecteur sensé se dit "Putain mais c'est qui ce gars ? Qu'on lui foute un pain dans sa sale petite gueule !" mais ce n'est que le début et Johnny révèle finalement son plan machiavélique.
En fait le mec l'espionne depuis des mois (déjà bonjour le creep) pour voir si elle a les capacités requises pour l'aider dans sa quête. La quête en question c'est aller faire chier des indiens qui n'ont rien demandé à personne afin de les convertir au christianisme.
Bonjour le programme.
Mais en plus de ça monsieur est évidemment un extrémiste, il raconte donc sans arrêt qu'il est choisi directement par Dieu ainsi que tout le blabla habituel que ces gens là répètent en boucle, sans doute pour se convaincre eux-même qu'ils disent pas de la merde.
Il propose à Jane de l'épouser - on va passer sur ce détail, ils ne sont que cousins après tout, c'est l'époque - et de l'accompagner au bout du monde parce que selon ses observations, elle a toutes les capacités requises dont il a besoin.
Sérieux on est où là ? Le mec ne l'aime absolument pas, il a juste besoin d'une assistante et il a passé des mois à la tester et à la faire trimer afin de la modeler pour qu'elle le serve.
Donc Jane, fidèle à elle-même, alors que cette quête pue du cul, alors qu'elle en a aucune envie, alors qu'elle sait qu'elle crèverait en deux jours dans un climat pareil, elle répond : "Ok".
Puis, tout de même, elle se dit que c'est peut-être un peu abusé donc elle explique à son cousin qu'elle le suivra et l'aidera, mais qu'elle ne l'épousera point parce que même si elle le dit pas, même elle se rend un peu compte que le mec est brise burnes à un niveau pas possible.
Du coup, il vrille complètement, il lui explique concrètement pourquoi c'est absolument impossible qu'ils y aillent tous deux sans être mari et femme (j'ai mis concrètement en italique parce que ses arguments n'ont aucun putain de sens mais qu'importe) et il commence à utiliser sa mauvaise foi la plus extrême en plus de chantage émotionnel pour la convaincre.
"Tu m'avais promis et maintenant tu te rétractes, je t'ai expliqué 10x pourquoi il faut qu'on soit marié ! Te rends-tu compte de l'erreur que tu commets ? Si tu ne le fais pas, dieu te châtiera ! Il m'a donné cette mission, j'incarne sa volonté et si tu refuses de m'épouser, tu chies sur son crâne ! !" etc etc.
C'est limite s'il se prend pas pour l'incarnation du seigneur sur terre. Il finit par balancer un ultimatum à Jane et lui laisse quelques jours/semaines pour réfléchir. Durant cette période il est normal avec elle en apparence, mais discrètement il fait tout pour la faire souffrir parce que c'est une créature impie. Le mec la torture psychologiquement quoi. Mais comme il s'en rend pas vraiment compte ça passe, et puis c'est pour dieu, donc ça va.
Et on nous parle à nous, lecteurs, d'un homme bon ? Sérieux ? Ce gars là ?
On nous le répète sans cesse en plus ! Moi, écoutant mon livre audio je me dis toutes les deux minutes en secouant la tête "putain, quel psychopathe, mais quel grand malade bordel qu'on lui foute une balle dans le crâne et qu'on passe à autre chose !"
Ce type ne cherche pas à faire le bien ou rendre les gens heureux, il veut juste convertir un max de personnes à son culte. Aujourd'hui nul doute que ce serait le genre de type à débarquer avec une kalash dans un lieu de culte (de n'importe quelle religion qui ne serait pas la sienne) et qui tirerait sur tout le monde au hasard. Un homme délicieux quoi.
Et comme on parle de Jane Eyre et pas d'un personnage lambda faisant des choix rationnels, on sait qu'elle peut craquer et partir avec lui. Au fil du temps, alors qu'il utilise toutes les techniques possibles et imaginables qu'il a dans son sac de dangereux pervers narcissique, Jane hésite de plus en plus...
Puis, finalement, elle refuse tout de même parce qu'il lui reste une once de bon sens apparemment.
Elle se casse vite fait, part retrouver Roro (mais si Roro ! Rappelez vous, c'est son amoureux qu'elle avait lâchement abandonné comme une vielle chaussette) et là miracle !
Il a perdu une main et la vue. Il est seul et déprimé, la vie n'a plus aucun charme pour lui. N'importe qui s'en voudrait, serait triste, mais on parle pas de n'importe qui, ici, on parle de Jane Eyre.
Tout ça elle kiffe sa race la petite Jane ! Quand le mec était bien portant et heureux, il était sympa mais bon c'était pas si ouf en vrai, c'était même un peu chiant... Là il est complètement handicapé et totalement dépendant. Ça c'est ultra stylé !
Elle le torture quand même un peu "pour l'aider" en lui faisant croire que St John (le grand malade) est un mec incroyable. Beau, fort, charmeur, poétique, rigolo, et ces abdos... Un vrai six pack. Elle lui balance tout ça et lui fait croire qu'elle a failli se caser avec lui.
Sa raison ? Rendre Rochester jaloux afin qu'il oublie ses autres douleurs. bah oui. C'est logique.
Et puis à côté de ça, les deux ont eu quelques jours plus tôt une conversation télépathique. Si c'est pas un signe de leur amour qui brise toutes les barrières, je sais pas ce que c'est. C'est grâce à cet appel de l'esprit qu'ils se retrouvent enfin, c'est quand même un truc de malade, ça montre à quel point leur amour est puissant !
Mais quand Roro en parle, Jane se dit "je vais le laisser penser qu'il est fou et ne pas lui raconter qu'on a vraiment discuté par la pensée, ça le rendrait malheureux".
Au bout du compte, tout est bien qui finit bien, tout le monde est heureux et St John crève seul et loin de tous. On imagine aisément qu'à l'autre bout de la planète les indiens sont enfin tranquilles et font la fête. Bref, Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
The End.
Je finirai tout de même par un mot sur l'écriture romantique : finalement je crois que c'est pas trop ma came.
Les délires émo à la "je m'imagine dans un château en ruines avec des corbeaux, je suis seule et abandonnée parce que le monde est contre moi, je suis tellement D4RK" le tout sur du Nightwish en fond sonore, c'est un peu lourd au bout d'un moment (et pourtant j'aime bien les ruines).
L'écriture également est lourde. En soi, le style est maitrisé, mais au bout de la 150e métaphore du type "ses mots, telles des cailloux froids et glacés virent déchirer et lacérer mon cœur chaud qui bouillonnait jusqu'alors du magma impétueux de la passion", on est un peu fatigué.
Enfin, on se passera de commenter le mélo constant.
Malgré tout, pour être tout à fait honnête, le bouquin se laisse lire et a son lot de passages et de personnages sympathiques.
Donc c'est 5 (voir 6 en fonction de l'humeur ou si vous êtes généreux).