Surtout, ne pas s’arrêter au titre qui pourrait laisser croire à de la chick-lit alors qu’il s’agit d’un classique (1905) de la littérature japonaise. Sôseki y évoque le confucianisme et l’enseignement zen traditionnel à l’aube de l’ère Meiji (1868-1812), période cruciale de l’Histoire du Japon : révolution industrielle, politique et culturelle pour passer du féodalisme au modernisme.
Le narrateur est un jeune chat appartenant au professeur d’anglais Chinno Kushami qui ne lui a toujours pas attribué de nom. Ce chat observe et décrit le monde des humains. Le ton « innocent » qu’il emploie n’est pas sans rappeler les "Lettres persanes" de Montesquieu. A noter que prendre un chat comme narrateur n’était pas une originalité absolue, puisque Sôseki connaissait "Le chat Murr" d’Hoffmann (1822).
Sôseki joue le jeu vis-à-vis de son choix de narrateur en décrivant ses mouvements et sa découverte du milieu où il vit. Le chat apprend à chasser, mais aussi à se glisser dans une pièce en toute discrétion. Cependant, il doit composer avec les caractères des humains qui affichent à l’occasion leur évidente supériorité physique en le prenant par la peau du cou afin de le balancer un peu plus loin, comme s’ils se doutaient que ce chat les écoute et les juge sans vergogne.
Pour le plus grand bonheur du lecteur, ce chat lit le japonais dans le texte, évoque la philosophie zen ainsi que l’Histoire et la géographie du Japon… aussi bien que Sôseki. Son vrai « handicap » est de ne pouvoir communiquer avec son entourage que par des miaulements bien naturels.
Peu d’action dans ce roman pourtant conséquent situé à une période de guerre entre le Japon et la Russie. L’essentiel se passe chez Kushami à Tokyo, sa maison faisant office de scène théâtrale. Kushami est un professeur peu respecté de ses élèves, stupide et de caractère faible d’après son chat. Dans son quartier, les élèves de l’école du "Nuage Descendant" s’amusent à harceler Kushami. Tête-en-l’air, le professeur sort peu et préfère paresser chez lui en discutant avec ses amis Kangetsu, Meitei, Tofu et Dokusen. Leurs discussions sont émaillées de nombreux préceptes et hauts faits de l’Histoire japonaise. Les citations (opportunes) de Kushami enrichissent considérablement la lecture du roman. De nombreuses notes de bas de page expliquent les intentions de l’auteur, en particulier sur des jeux de mots n’ayant de sens qu’en japonais.
Le professeur Kushami se demande quoi penser de son voisin Kaneda, homme respectable qui voudrait marier sa fille avantageusement. Une fille discrète dont la réputation de beauté semble suspecte, sa mère arborant un énorme nez. La prétendue beauté de cette fille agace les élèves de Kushami, alors que Kangetsu est charmé. Pour plaire à ses beaux-parents potentiels, Kangetsu cherche à devenir docteur ès-sciences. Que penser de l’improbable sujet sur lequel il travaille ?
Sôseki aurait commencé sa narration à l’inspiration et il aurait enchaîné suite au succès critique et public du premier chapitre. L’intrigue va se nouer de façon inattendue. Pour le lecteur, la surprise vient aussi de l’ironie affichée par l’auteur. Sur le ton de l’intellectuel légèrement condescendant elle peut paraître d’abord un peu gratuite, elle prend toute sa dimension grinçante et subtile au fil des pages.
J’ai trouvé ce roman déstabilisant. Mais puisque j’en avais entendu parler (en bien), je me suis accroché. Sôseki met l’accent sur de nombreuses descriptions et réflexions, au détriment de l’intrigue. Mais il assume parfaitement toutes ses digressions et écrit dans un style d’une indéniable qualité. La faiblesse narrative (toute relative) de l’ouvrage permet à Sôseki de détailler sa philosophie de la vie. Il écrit « La civilisation occidentale est peut-être positive, progressive, mais en fin de compte c’est une civilisation faite par des gens qui passent leur vie dans l’insatisfaction. » D’après lui, la clé de la sérénité est d’accepter le monde tel qu’il est, car « … il se pourrait même que la société soit un rassemblement de fous. Des fous qui se regroupent pour se battre entre eux, se quereller, s’insulter, se voler ; tous ces fous forment un tout et vivent comme une cellule en se désagrégeant puis se reformant et ainsi de suite... »