Si vous cherchez un Polar trépidant, l’hémoglobine qui gicle sur les murs et les plafonds, des courses poursuites et des morts qui s’empilent, il vaut mieux aller voir ailleurs !
Peu avant Noël, au Sud de Londres, on retrouve le cadavre d’une jeune femme, Zalie Dyer. L’enquête commence et un suspect est très vite désigné : M. Wolphman, ancien prof du lycée de la ville, désormais en retraite, qui clame son innocence. Jusqu’ici la trame du dernier roman de Patrick McGuinness, Jetez-moi aux chiens, pourrait sembler des plus classiques, c’est pourtant une expérience singulière qui surprend le lecteur, une plongée au cœur des rumeurs et des réseaux qui amplifient toute info.
Patrick McGuinness, est né en 1968 en Tunisie, d'une mère belge d'expression française et d'un père anglais de descendance irlandaise, il vit au pays de Galles avec sa famille, a grandi ou vécu au Venezuela, en Iran, en Angleterre, en Belgique et en Roumanie et est professeur de français et de littérature comparée. Enfin, attribuez-lui entre autres, le "Eric Gregory Award", décorez-le des Palmes académiques, du grade de Chevalier des Arts et des Lettres, et inscrivez-le Membre de l'Académie luxembourgeoise de Belgique, et vous aurez un écrivain tout ce qu’il y a de plus britannique !
Et ceci expliquant peut-être cela, son écriture est absolument superbe et je tiens à associer pleinement Karine Lalechère, sa traductrice, à mon enthousiasme ! Vous l’aurez compris, notre professeur de français d’Outre-Manche nous offre, là, une œuvre d’une qualité hors normes, ce qui démontrerait, s’il était nécessaire, qu’il est tout à fait possible d’écrire un roman policier de qualité littéraire ou une œuvre littéraire sur une intrigue policière.
Descriptions savoureuses, précision du verbe, humour omniprésent, personnages truculents, authentiques et déconcertants, fouillés et si réalistes que l’on subodore, à n’en pas douter, une bonne dose d’autobiographie (un fait divers impliquant un professeur en retraite a bien été accusé en 2010 du meurtre d’une jeune femme, et l’auteur fut, en effet, l’élève de ce réel coupable idéal). Un livre à consommer avec modération, avec application, doucement. Certainement pas à avaler d’une seule traite, ce serait gâcher le plaisir et la marchandise !
Cerise sur le gâteau, à plusieurs reprises, on entrevoit comme une ressemblance avec Fred-la-Grande, en tout aussi déjanté, tout aussi inattendu, mais en plus développé, en plus défriché : « Elle [Vera] me donne une tasse [de thé], s’assied et se tait. Nous construisons le silence sur lequel nous parlerons. C’est l’une des raisons pour lesquelles je viens ici, pour puiser le silence à sa source » et, un peu plus loin, Vera, sert une tasse de thé devant le fauteuil vide de son mari, Victor, mort un an plus tôt, et « Aujourd’hui, son fauteuil me paraît un peu plus chaud, il faut bien le reconnaître. Plus occupé. Empreint. Habité. Le marque-page de son roman semble avoir avancé d’une dizaine de pages depuis ma dernière visite. Il a toujours été un lecteur lent, ce n’est donc pas si mal, surtout pour un mort. » Je vous laisse découvrir d’autres similitudes mais… Chut ! N’en parlez pas, vous risqueriez de passer pour un rigolo. L’univers vargassien aurait-il suscité des disciples ?
Le roman commence avant la construction du tunnel sous la Manche, dans un « comté de ponts, de jetées et de viaducs ». La ville est coupée en deux par le pont — d’un côté les quartiers bourgeois, de l’autre les zones commerciales et industrielles — un pont qui, plus largement, figure les divisions anciennes du lieu. C’est à elles que songe Ander (le narrateur-enquêteur et ancien élève du suspect) lorsque commence le récit, un homme qui n’aura de cesse de confronter passé et présent, pour tenter de venir à bout d’une double quête : dans le présent, trouver qui a étranglé la jeune femme abandonnée « comme une poupée cassée dans un sac poubelle » et, dans le passé, son passé, venir à bout d’une scène qui le hante depuis des décennies.
Le fait divers et l’emballement médiatique qu’il provoque actualisent tout ce que la ville a voulu taire, une violence qui n’est pas celle « des thrillers ou des séries policières » mais bien la « violence terne et sourde du quotidien », celle qui est « tout simplement là, une fuite de noirceur ordinaire qui suinte, ruisselle et s’accumule, jusqu’au jour où ça déborde ».
Le suspect tout désigné du meurtre est donc M. Wolphram, ancien professeur du lycée pour garçons de la ville, désormais en retraite, voisin de la victime. La presse et les réseaux sociaux passent tout au crible, les études du suspect, ses goûts culturels, sa sexualité, ils prélèvent des faits qui, à peine amplifiés et faussés, deviennent des preuves de sa culpabilité. Il a beau affirmer son innocence, « quand l’innocent est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité » tout l’accuse. Pourtant, quelque chose cloche dans le récit bien ficelé qu’offre ce coupable idéal, mais Ander le soupçonne « il est peut-être coupable, mais pas de ça ». De quoi, alors ?
En toute honnêteté, j’attendais la pirouette de fin, celle qui révèle le coupable… elle est bien là, mais un peu bâclée à la va-vite, il faut bien en finir. En fait, Jetez-moi aux chiens est un roman du fait divers qui déchiffre le fonctionnement de nos sociétés contemporaines, de la presse, des emballements populaires, d’une forme de totalitarisme médiatique tout autant qu’il questionne le rapport du réel et de la fiction. À travers sa trame, le récit est aussi une analyse décapante de la société britannique et de ses collèges pour Élite : « Prenez une mesure de honte et de frustration sexuelle, ajoutez une dose de richesse, de hiérarchie et de violence psychologique et physique, agitez et servez dans un grand verre appelé arrogance : vous obtenez… ma foi, vous obtenez ce qu’on a. »
Alors, il faut donner une "note" à ce chef d’œuvre. Selon mes critères, le « polar » mérite six points avec son épilogue tronqué, ses incohérences et son enquête qui se perd en palabres. Mais la réflexion sur le fonctionnement de la société et ses travers mérite bien un ou deux points supplémentaires. Quant à l’écriture, le style, fluide, délié, poétique parfois, humoristique souvent, elle justifie largement mon coup de cœur.