La narratrice, une comédienne de doublage vivant à Paris en couple avec un imprimeur et leur fille Maya, reçoit un jour un coup de fil d’un policier, Zamba, lui enjoignant de se rendre à une convocation : un homme a été retrouvé mort sur la plage avec, dans la poche, un ticket de cinéma sur lequel est inscrit son numéro de portable. Où ça ? Au Havre, où la narratrice a grandi. Ce voyage va être l'occasion d'un retour vers le passé, tout en menant l'enquête sur ce mystérieux homme qu'elle ne connaît pas. Voilà pour l'intrigue. Tout le reste est littérature, comme on dit.
Tout le reste, c'est-à-dire l'essentiel. Dans son dernier roman, L'échiquier, Jean-Philippe Toussaint affirme que "la littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires". Kundera, de son côté, écrit dans L'immortalité :
Puisque l'essentiel, dans un roman, est ce qu'on peut ne dire que par un roman, dans toute l'adaptation ne reste que l'inessentiel. Quiconque est assez fou pour écrire encore des romans aujourd'hui doit, s'il veut assurer leur protection, les écrire de telle manière qu'on ne puisse les adapter, autrement dit qu'on ne puisse les raconter.
Ce qui n'empêchera peut-être pas ce Jour de ressac d'être adapté au cinéma... Nul besoin de le faire, pourtant : puisque le vrai sujet du roman est la très singulière ville du Havre, on trouvera dans le film éponyme de Kaurismäki, dans La fée du duo burlesque Abel & Gordon, et plus encore dans 36 témoins de Lucas Belvaux, des évocations convaincantes de ce lieu entièrement reconstruit et pourtant chargé d'histoire dont le nom complet, je l’apprends, est Le Havre de Grâce. Troublant, pour une ville sacrifiée.
Maylis de Kerangal traite son sujet avec les moyens de la littérature : la langue, qu’elle travaille avec le soin et l’amour d’un artisan. Jamais un opus de cette autrice ne déçoit de ce point de vue. Dire que son écriture est magnifique est une chose, encore faut-il montrer en quoi et rien ne vaut pour cela quelques exemples. On aurait envie de s'arrêter à chaque page. Voici quelques morceaux choisis, que j'agrémente d'* pour ce que je trouve spécialement savoureux. Page 23 :
Au Havre le jour se levait. Une petite pluie fine hachurait la ville de biais [*]. (...) Je me suis tournée vers la déco en rouge et noir, le dallage gris, les grands miroirs où se reflétaient quelques clients aux yeux ralentis sur des grilles de jeux et des verres d'alcool fort [*], et moi parmi eux, mon barda sur la hanche.
Comme tout est bien écrit, il suffit d'ouvrir au hasard comme j'aime le faire parfois. Page 110, l'évocation de l'homme de la plage comme un fantôme :
Ainsi retournée, le vent dans le dos, et comme si la digue achevait de remplir son office, j'avais un autre point de vue sur ce qui m'arrivait, sur ce cadavre qui avait fait irruption dans ma vie : ce n'était pas un fait isolé, il prenait place dans un réseau de signes, il était un signe. C'est peut-être un fantôme, ai-je pensé, bien que je me tienne en général à distance de ce mot, me gardant de sa beauté nocturne, de son charme trouble, opaque, de sa séduction chromo - hou hou de pleine lune dans manoir anglais, ombres blafardes et vaporeuses [*], corbeau qui parle et bruit de chaînes -, mais plus le phare diminuait dans mon dos, flouté dans le brouillard, plus le mot s'imposait, disait cette présence concrète et fuyante [*], et faisait voir ce mort qui était venu me livrer un message.
A la fin du roman, l'autrice évoque l'habitacle de la voiture où elle se trouve avec Zambra comme propice à délier les langues. Un phénomène que chacun a pu observer, mais tout est dans la manière de l'exprimer. Page 185 :
Peu après le stade Océane, (...) la voiture a commencé à se déformer, à délier son autre fonction qui n'est plus de transporter des êtres mais de les asseoir ensemble et de les faire parler, les sièges avant détenant à ce titre un pouvoir supérieur à ceux de l'arrière, car la parole s'y dissocie du regard [*], et elle va seule, sans licol [*], elle ne tient qu'à elle-même, suit tout autrement la route, qu'elle s'échappe côté vitre ou bute contre le pare-brise et revienne amplifiée [*].
Page 189, j'ai retrouvé une autre idée de L'immortalité - roman décidément fécond -, lorsque Maylis de Kerangal évoque Blaise "allumant son cigarillo café crème à l'aide d'une allumette qu'il a éteinte d'un petit claquement de doigts - une manie particulière qui resterait de lui quand son visage serait devenu méconnaissable ai-je pensé". C'est le fameux geste d'immortalité qui ouvre le roman de Kundera. L'idée du visage de Blaise qui sera un jour méconnaissable renvoie d'autre part à celui de l'homme de la plage, ravagé par la mort et donc impossible à identifier. Subtil.
Dense, riche, la prose de Maylis de Kerangal est pourtant souvent traversée par le trivial, ce qui lui évite de verser dans l'emphase. Page 29 :
Aussi, ce qui a traversé mon coeur de mortelle, fugace mais tranchant, alors que j'évitais de me casser la gueule [c'est ici] sur le trottoir que vitrifiaient les feuilles mortes [*], avait-il peu à voir avec le sentiment de perte, la poisse mélancolique, le chagrin éprouvé devant ce qui s'efface, s'altère, devient méconnaissable, mais relevait d'une autre émotion, tout aussi poignante, celle qu'on éprouve au contraire devant ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et que je pouvais reconnaître.
Page 47, au milieu d'une description de son mari assistant à un tournoi d'escrime où combat sa fille, l'autrice parle de "ces couleurs qu'il aime tant, la chemise lilas et le futal tabac" - outre que l'association sonne bien, ce futal-là entre dans la même préoccupation d'éviter une certaine préciosité.
Mais il arrive aussi que ce qui est pensé comme contrepoids à la richesse du style le fasse verser du mauvais côté, dans la banalité. Ainsi page 63, lorsque M de K. écrit un "ils inhalaient comme des malades" qui sonne comme une fausse note ; page 96 avec le très banal "il (...) s'ennuyait en classe comme un rat mort" ; page 181, un malaisant "c'est tout le truc" ; et, le pire, page 95 avec le détestable "en vrai" au milieu d'une phrase. Une vraie faute de carres. Quel dommage de casser le charme de sa prose avec le tout venant du langage... Faut se relire, Maylis.
J'aime toujours que l'on personnifie des objets ou des monuments, à la façon d'un Nabokov par exemple. Ici page 105, où "le phare projetait son désoeuvrement sur l'avant-port, flou et solitaire, résigné à attendre le soir pour émettre sa signature lumineuse". Bien aimé aussi cette métaphore qui claque, page 168, s'agissant de Zambra :
Je me suis tourné vers lui, je le découvrais de profil, le nez long et bas, la pomme d'Adam proéminente, tel un autre nez poussé dans la gorge.
Signalons encore un clin d'oeil (volontaire ?) à la chanson de Nougaro Il y avait une ville, page 69, alors que la vieille Jacqueline évoque les bombardements sur la ville :
Ça fait drôle : on descend, y a une ville, on remonte trois heures après et il n'y a plus rien.
Nougaro ne raconte pas autre chose dans sa chanson. Il nous faut ici reproduire la superbe description de la transformation en un clin d'oeil de la ville sous l’effet des bombes, page 72. M de K. se plaît à y associer des éléments disparates :
Ces attaques aériennes (...) suffiront à faire du Havre une chose vidée de toute forme, une surface n'ayant pour seule continuité que sa destruction [*], une croûte de gravats [*], et cela sans qu'il soit même possible de décider si l'on a affaire à des vestiges, ou si l'on se trouve face à une matière nouvelle, une substance inédite que la guerre a créée, corps plus ou moins compact de toits, de portes et d'escaliers, de murs aux fenêtres vides, fusion de pignons et de poutres, de matelas et de chevaux, de photographies et de machines à coudre, magma de faïences, de poussettes, de vélos de et de pyjamas, lave de transistors et de chiens, purée d'autobus [*], de casquettes et de banderoles, pâte de choses humaines avec des morceaux d'humains dedans, salmigondis de passés qui, une fois tassé, hausserait [passé, tassé, hausserait : belle allitération] le niveau de la ville de près d'un mètre (...).
Des mots qui résonnent fortement par rapport à l’actualité : l’Ukraine, contenue dans le roman, mais plus encore Gaza dont la situation semble avoir réussi à la surpasser dans l’atrocité. Gaza probablement intacte lorsque l’autrice entreprit son roman.
Mais revenons à plus intemporel. Le Havre c'est bien sûr, comme pour toute ville en bord de mer, d'abord le vent. Page 89 :
Le vent soufflait, un vent déstructuré, sinusoïdal, hasardeux, comme une chose sans tête, mais une force invisible qui liait tout l'ensemble, sanglait le ciel sur la mer, et nous - mouettes, bateaux, pelleteuse - avec eux. (...) Au loin, l'estran [partie du littoral située entre les limites extrêmes des plus hautes et des plus basses marées] était semblable à une plaque de zinc bouffée par la corrosion [*], le sable était veiné de ruisseaux et d'écoulements [*], il suintait, ni solide ni liquide mais doux et semblable au sol du tout premier jour.
Au-delà de cet aspect physique, concret, le Havre c'est surtout, pour cette Parisienne qui se déplace à Londres afin de passer des castings voix, pour cette "anywhere" comme on dit par opposition aux "somewhere", un autre vent : un vent de mélancolie, "un émoi ténu, fugace, qui s'évanouissait tout en imprimant son pinçon sur [ma] peau" (page 180). L'enquête, sa fille, son homme, ses difficultés à trouver du travail alors que l'IA menace de la remplacer, la crise migratoire, l'envahissement du port par les "boîtes" des porte-containers et le trafic de drogue qui va avec, tout cela n'est qu'au service du sujet principal, celui qui nous vaut les plus belles pages. Ce retour vers le passé où se côtoient les souvenirs d'école, de moments en famille et la douleur de son premier grand amour, Craven, qu'elle soupçonnera d'être l'homme de la plage, ce regard dans le rétroviseur, c'est le ressac du titre. Notons que, puisqu'il s'agit d'un retour an arrière, M de K. a glissé finement quelques rappels de sa production passée : le travail de doublage renvoie à son précédent Canoës sur la voix humaine, l'autopsie finale sonne comme un écho lointain de Réparer les vivants. Peut-être, malgré tout, M de K. eût-elle dû s'en tenir aux trois fameuses unités de la tragédie grecque : de lieu (Le Havre, alors qu'ici on se déplace à Londres, Rouen, Paris), d'action (uniquement l'homme de la plage et la ville) et de temps (une seule journée, comme le suggère le titre). On aura déjà noté, notamment avec Canoës, que l'intrigue n'est pas forcément le point fort de cette autrice. Heureusement, comme nous l'avons dit, là n'est pas l'essentiel.