Allez, disons-le : Chantal Thomas est mon écrivaine de non-fiction favorite. J’aimerais avoir son Dasein, son rapport au monde, son être-là, son amour sans limite de la liberté, son élégance folle, son sens de l’émerveillement. Ce Journal d’Arizona, écrit en 1982, est une petite merveille. Chantal Thomas n’était alors pas encore l’écrivaine que l’on sait (elle essuie plusieurs refus), mais une chercheuse en littérature invitée à Tucson, Arizona pour enseigner La Vie de Marianne de Marivaux. Tucson, qui est aussi la ville de Jack Kerouac, dont on sait l’influence sur Chantal Thomas (Comment supporter sa liberté, East Village Blues), et, plus étonnamment, de notre Simenon national fuyant l’épuration d’après-guerre. Cet attelage pour le moins hétéroclite d’écrivains sous lequel se place l’autrice dès l’exergue dit tout, d’emblée : l’élégance du XVIIIe siècle, la liberté de la Beat Generation, le sens de l’éclectisme littéraire. Dany Laferrière ne s’y était pas trompé dans son discours de réception de Chantal Thomas à l’Académie française :
Casanova et Sade, vous faites dans des cocktails si forts, Madame, qu'on se demande ce qui peut bien vous attirer à l'Académie. (73, D’un éventail à la Coupole)
Chantal Thomas est une femme fondamentalement libre : dans sa vie, ses amours des deux genres, ses goûts littéraires, son écriture, sa carrière. Elle écrit par petites touches, chaque phrase est un éblouissement, la plus grande sensualité comme l’horreur peuvent surgir au détour d’une phrase. Elle raconte ici des bribes de sa vie en Arizona, ses cours, ses étudiant·es, ses parties, ses relations, ses lectures. Après une anecdote sur une soirée dans un bar à strip-tease :
Le coucher et le déshabiller du Roi à Versailles sont-ils la lointaine origine du strip-tease masculin ? (89)
Elle expliquait sur France Culture à Marie Richeux qu’un journal n’est pas pour elle un moyen de figer l’instant présent, mais une forme d’écriture, une forme littéraire à part entière. La partie finale sur son voyage au Mexique, ce pays fou et follement littéraire, donne envie de se replonger dans Les Détectives sauvages de Bolaño – alors qu’il n’y a pas plus éloigné du style de Bolaño que Chantal Thomas, nous sommes bien d’accord.
Le plus beau, dans les livres de Chantal Thomas, c’est son écriture. Au fond, peu m’importe qu’elle parle de l’Arizona, de sa nage ou de New-York : c’est toujours merveilleux. Ce délice littéraire est en plus servi par un objet-livre somptueux : papier au grammage épais, couverture presque glacée, et des reproductions des cartes postales envoyées par la jeune Chantal à sa mère. Sublime.
Sur le campus, dimanche. Concert. Je regarde le soleil couchant derrière les bâtiments anciens de l’université, les palmiers au-dessus des toits. En écoutant la musique, je suis prise d’une envie très forte d’aimer. (108)