J’avais commencé cette critique en me moquant de la plupart des critiques qui ont encensé plus ou moins éhontément le dernier livre de Pennac (sauf un critique de La Croix qui en a fait une lecture personnelle intéressante) mais je commence à saturer de faire le procès des média donc je préfère passer directement à ce qui me plait : parler de moi à travers les avis que je formule sur tel livre que j’ai lu.

Quand je dis « moi », j’entends non seulement le « moi écrivant », convoqué en premier lieu lorsque je lis (car je lis toujours en me demandant si j’aurais pu écrire ce que je lis), mais aussi le moi vivant, chiant, riant et jouissant que ce livre convoque forcément. En effet, Le Journal d’un corps se présente comme son nom l’indique comme le journal qu’un homme aurait tenu des évolutions de son corps de l’enfance à la mort. Avant de vous donner un avis définitif, ce qui est la gloire et la faiblesse inévitable de toute critique, j’aimerais que l’on passe en revue le début du livre ensemble car il est selon moi le révélateur de l’échec de ce qu’a entrepris Pennac.

Le petit narrateur a douze ans lorsqu’il écrit pour la première fois son journal et justifie ainsi sa décision : la veille, il s’est fait attacher à un arbre lors d’un jeu de scouts, puis les autres sont partis et il a paniqué à cause d’une fourmilière grouillante non loin de lui, au point de s’uriner et de se déféquer dessus. La scène en elle-même est d’un classicisme parfait (ce qui est loin d’être satisfaisant selon moi mais après tout, chaque écrivain choisit sa manière de faire et il faut avouer que Pennac va au bout de ses idées stylistiques) mais le problème n’est pas là. Ce qui me déplait, c’est que cette scène primitive justifie le besoin d’écrire par une caricature psychanalytique tant en ce qui concerne le trauma (le petit garçon a honte et les autres se moquent de lui), que pour la relation avec une mère forcément castratrice qui lui rappelle sans cesse qu’il « ne ressemble à rien », qu’il n’est qu’un avorton, etc. Arrive ensuite une relation un peu plus originale avec un père mort à petit feu à cause des gaz inhalés pendant la Seconde Guerre mondiale mais qui, à cause du goût artificiel laissé par cette première scène, peine à convaincre ou séduire. Bref, à cause du début, j’ai eu la désagréable impression pendant tout le livre d’assister à un exercice de style.

Car Pennac court tout au long de son Journal d’un corps après sa justification, utilisant pour cela toutes sortes d’aphorismes – pas inutiles ni dépourvus de sens – mais qui finalement ne cadrent pas avec le personnage dont la personnalité est franchement stéréotypée. Il en va de même pour l’histoire, car même s’il se veut témoin d’une époque et d’une génération, l’intrigue est grevée de clichés avec rebondissements tire-larmes et personnages symboles. L’homme qui nous raconte l’histoire de son corps finit par ressembler à l’incarnation de l’honnête bourgeois dans toute sa splendeur qui ne remet en cause ni les indignations dans l’ère du temps (il finit quand même par un clin d’œil appuyé à Stéphane Hessel), ni les valeurs de sa génération comme travail, retenue et distance avec les enfants. Il est d’ailleurs révélateur qu’il manque certaines réactions du corps les plus saines comme la colère ou l’indignation.

Pas de communion avec les autres donc, si ce n’est avec la femme qu’il aimera jusqu’au bout, pas de tromperie ni de divorce (son personnage a une vie parfaite et s’en excuse presque), pas de sport collectif : c’est le journal d’un individualiste forcené qui cherche à justifier une lubie tout au long de sa vie et qui finit par se soulager de cette interrogation en la repassant à sa fille après sa mort. En effet, il n’a pas même le courage de lui dire : ce que j’ai accompli est génial ou sans intérêt pour les autres… Non il lui dit : je suis mort, c’est à toi de choisir ce qu’il faut en faire… Ah ! Quelle habile mise en abyme de la position du lecteur !

Le seul problème est que ce projet ne sert à rien, qu’il ne défend aucune vision de la vie dépassant la simple anecdote personnelle suivie d’une question faussement profonde (est-ce que tous les hommes éprouvent la même chose que moi lorsque je suis angoissé ?), que ce journal, eh bien ni son auteur ni son lecteur ne savent quoi en faire. Il manque un but, un vrai questionnement sincère et personnel sur notre raison d’être au monde dans un corps. Ainsi, il est tout de même gênant que les interrogations sur la frontière entre corps et âme soient tout juste esquissées et que le rapport à la religion se borne à « je ne crois pas personnellement mais grand bien leur fasse… »

Je finirai par extraire de cette analyse le meilleur et le pire du Journal d’un corps. Le meilleur, ce sont les passages dans le sud-ouest, le personnage de Tijo et de la nourrice, dont la truculence nous permet de rire un peu. Le moins bon, c’est cet épisode qui se veut certainement malicieux et provocateur mais qui me semble vraiment trop cliché : le grand-père de soixante-quatorze ans à la libido morte est « ressuscité » par une jeune collaboratrice de vingt-cinq ans et qui est… brésilienne, évidemment ! De même, pour nous prouver que l’amour avec sa femme est immédiat et formidable, le narrateur nous explique avec la fierté de débutant qu’il a fait six fois l’amour à la suite avec elle et que lorsqu’elle se relève, elle s’effondre en disant : « je suis sans squelette » ou quelque chose comme cela. Comme si du point de vue corporel, seule la pénétration et la jouissance pouvaient traduire le sentiment amoureux. Parfois, on croit lire Femme actuelle.

Comme vous avez pu le comprendre, ce livre m’a déçu, en grande partie à cause des critiques complaisants qui se sont écriés : « Au génie ! », mais aussi parce qu’il n’est selon moi qu’un matériel brut qui aurait mérité un traitement beaucoup plus fin, délicat et profond. S’il est vrai que D. Pennac a mis quatre ans à écrire ce journal avec l’aide d’un médecin, si ce n’est pas seulement un argument marketing de plus, je dois dire que je l’envie de pouvoir gaspiller son temps aussi largement. Parole d’envieux bien sûr, mais qui est d’une sincérité à toute épreuve, ce dont je doute que l’on puisse dire des critiques s’étant exprimés sur ce livre, Bernard Pivot y compris.

Mais finalement une idée me vient… Et s’il s’agissait d’un malentendu générationnel ? Observons ces gens dont le métier est de lire et de nous le dire dans les journaux autorisés (métier que je rêverais d’accomplir, bien sûr) : tous des hommes entre cinquante et soixante-dix ans… Et quel âge a l’auteur ? Soixante-sept ans. Ils ont peut-être vraiment aimé ce livre ! Il a du résonner avec ce qu’ils ont vécu et ce dont leur corps se souvient (la partie sur la vieillesse est la plus courte). Et peut-être n’ai-je trouvé ce livre trop timoré et artificiel que parce qu’il ne correspond pas avec ma propre expérience personnelle… Mais la question qui selon moi permet de porter un jugement si négatif sur ce livre reste : quel est l’intérêt de nous présenter le gentil journal du corps d’un homme dont le pire problème est d’avoir eu des polypes dans le nez ? Qui évite tous les sujets qui fâchent comme l’insomnie, l’incontinence, l’impuissance, la dépression, etc.
Ikkikuma
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le 6 juin 2014

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