De tous les Romains, ce fut là le plus noble. Tous les conspirateurs, excepté lui, n'agirent que par envie contre le grand César ; lui seul pensait loyalement à l'intérêt général et au bien public en se joignant à eux. Sa vie était paisible, et les éléments si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever et dire au monde entier : "C'était un homme !"
Cette conclusion de la pièce par Antoine montre bien que le nom est trompeur. Il nous est ici conté le destin tragique et inspirant de Brutus. Le fils qui a brandi le poignard, l'homme qui s'est dressé contre le cours terrible de l'histoire, le dernier des grands républicains antiques.
L'histoire politique est parsmée de grands noms. Mais peu ne sont entachés du vil sceau de la tyrannie. Avant la révolution brittanique au XVIIe siècle, les deux plus célèbres régimes qui ne concentrent pas tous les pouvoirs en un homme sont la démocratie athénienne, incarnée par Périclès, et la République Romaine - anomalie de cinq siècles dans l'histoire du monde, permise par la profonde répulsion des romains pour la royauté de naguère. Régime impérialiste par nature, l'ogre romain est un monstre affamé de conquêtes qui fonctionne par des généraux puissants, co-dirigé par des consuls voire par moment par un dictateur qui impose légalement son règne six mois durant. Par ailleurs, les guerres civiles étaient son lot quotidien, particulièrement sur son dernier siècle d'existence (Marius contre Sylla, César contre Pompée, Antoine contre Octave pour ne citer que les plus célèbres). Dans ce bazar militaire sanglant, où l'ambition des uns n'était jamais contrecarré que par l'ambition des autres, difficile de voir une figure inspirante pour nos républiques modernes. Il y a bien Cicéron qui nous est parvenu avec prestige - en tout cas à ceux qui ont subi quelques cours de latin dans leur scolarité - grand orateur et consul républicain vaincqueur de Catilina. Quoiqu'on puisse lui reprocher son rôle sous la domination du second triumvirat, bien qu'à l'époque la République était officieusement déjà morte.
Pourtant il y en a eu des grands républicains romains inspirants. Mais, moins connus que leurs opposants victorieux, ils n'ont pas particulièrement d'aura. Brutus l'aurait pourtant mérité et c'est bien la volonté de Shakespeare de le réhabiliter comme un grand homme de l'histoire.
Les trois premiers arcs forment en eux-même une pièce impeccable et magistrale. On commence par une exposition, la présentation de la situation politique. D'un côté César dictateur à vie et au bord de la ligne rouge de la royauté, le loup qui s'est imposé dans une cité de dociles brebis. De l'autre, Brutus, descendant de l'homme qui défit le dernier roi de Rome, Brutus le républicain jusqu'à l'os, Brutus le vertueux. Brutus et ses dilemmes. Car Brutus aime César. Et peut-il jugé son ami pour les méfaits qu'il commetra une fois la ligne rouge effectivement franchie ?
Brutus finit par céder, choisir le bien du plus grand nombre, choisir la chose publique plutôt que son point de vue personnel. Et le grand complot des ides de Mars se met en branle. Nous le voyons, pas à pas prendre forme, les rangs des conjurés s'aggrandir, leur détermination prendre forme, César aveugle à la traîtrise qui se prépare, Antoine écarté mais volontairement épargné sur ordre de Brutus.
BRUTUS : Soyons des sacrificateurs mais non des bouchers, Caïus. Nous nous élevons contre l'esprit de César. Et dans l'esprit des hommes il n'y a pas de sang. Oh ! Si nous pouvions atteindre l'esprit de César sans déchirer César ! Mais hélas ! Pour cela il faut que César saigne ! Aussi, doux amis, tuons-le avec fermeté mais non avec rage [...] Ainsi, notre entreprise sera une oeuvre de nécessité et non de haine ; et dès qu'elle paraîtra telle aux yeux de tous, nous serons traités de purificateurs et non de meurtriers.
Shakespeare, qui va plus tard dans l'acte IV et V exploser les unités de temps et de lieu, nous propose déjà l'assassinat tant attendu en direct. Que dis-je le bain de sang. Brutus est alors un meurtrier, un comploteur. Et il va prendre le temps d'expliquer devant les citoyens romains les raisons de son acte au lendemain de la mort de César.
L'opposition des deux discours est magistrale. D'un côté, Brutus l'honorable et ses mots si beaux mais si vains. Brutus qui veut que le sang cesse de couler, qui a épargné Antoine et veut enterrer son ami César en paix. En face de lui, Marc-Antoine le démagogue, qui soulève la plèbe en une foule sanguinaire. Antoine n'était pas un grand orateur. Et pourtant ce discours, que Shakespeare imagine à sa façon, mais dont nous n'aurons jamais les termes exacts, a pesé bien lourd dans la mort de la République.
BRUTUS : Ce n'est pas que j'aimasse moins César mais j'aimais Rome davantage. Eussiez-vous préféré voir César vivant et mourir tous esclaves, plutôt que de voir César mort et de vivre tous libres ? César m'aimait et je le pleure ; il fut fortuné et je m'en réjouis ; il fut vaillant et je l'en admire ; mais il fut ambitieux et je l'ai tué ! Ainsi, pour son amitié, des larmes ; pour sa fortune, de la joie ; pour sa vaillance de l'admiration ; et pour son ambition, la mort ! Quel est ici l'homme assez bas pour vouloir être esclave ? S'il en est un qu'il parle ! Car c'est lui que j'ai offensé. Quel est ici l'homme assez grossier pour ne pas vouloir être Romain ? S'il en est un qu'il parle ! Car c'est lui que j'ai offensé. Quel est ici l'homme assez vil pour ne pas vouloir aimer sa patrie. S'il en est un qu'il parle ! Car c'est lui que j'ai offensé.
[...] Un dernier mot et je me retire : comme j'ai tué mon meilleur ami pour le bien de Rome, je garde le même poignard pour moi-même, alors qu'il plaira à mon pays de réclamer ma mort.
Celui d'Antoine est beaucoup trop long pour que je le mette, s'étendant sur des pages, en particulier car il cherche à embraser la foule et interagit avec elle. Retenons évidemement cette maestria de populisme et d'ironie, et ce gimmick sur l'incontestable honorabilité des assassins de César qu'il va traîner dans la boue et décrédibiliser phrase après phrase. A la fin de l'acte III, Brutus et Casca sont obligés de quitter la ville éternelle. Antoine, rejoint par Octave, prennent le pouvoir.
La pièce était parfaite jusqu'ici et l'acte IV est vraiment celui de trop. Confus, trop séparé des deux qu'il encadre, il nous présente le difficile exil de Brutus et sa reconstruction dans l'ombre du second triumvirat. Dans la série télévisée Rome, montré sur le long terme, cela avait de l'intérêt. Là, avec une telle condensation théâtrale, cela laisse à désirer.
L'acte V se rattrappe, consacré tout entier à la grande bataille de Philippes. Le sens de l'épique est bien présent, le suspens réussit à exister et la tragédie reprend ses droits avec les morts en série de nos héros. A Philippes les derniers flammes de la République Romaine furent soufflées, s'éteignant en même temps que périt Brutus le brave.
Autres répliques diverses sympathiques à conserver :
Encore une fois on retrouve du Brutus, ô combien admirable et dont la moralité, la personnalité et les perles de sagesse illuminent la pièce.
BRUTUS (parlant de sa femme) : C'est en songeant qu'elle devait mourir un jour que j'ai acquis la patience de supporter sa mort aujourd'hui.
BRUTUS : En marche donc ! ... Oh ! si l'homme pouvait savoir d'avance la fin de cette journée. Mais il suffit qu'il sache que la journée doit finir, et alors il sait la fin. Allons, en marche !
ANTOINE : Si j'avais autant d'yeux que tu as de blessures, tous versant autant de larmes qu'elles dégorgent de sang, cela me siérait mieux que de conclure un pacte avec tes ennemis. Pardonne-moi César...
ANTOINE : Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os
CASCA : Tout esclave porte dans sa propre main le pouvoir de briser sa captivité.
DECIUS : [...] les éléphants se prennent avec des trappes, les lions avec des filets et les hommes avec des flatteries ; mais quand je lui dis qu'il déteste les flatteurs, il répond oui à cette flatterie suprême.
CALPURNIA : Quand les mendiants meurent, il n'apparaît pas de comètes ; mais les cieux eux-mêmes éclairent la mort des princes.
CESAR : Les lâches meurent bien des fois avant leur mort ; les vaillants ne sentent qu'une fois la mort.