A force de se cogner aux limites du roman, Eric Chevillard s’aventure dans l’au-delà.
Albert Moindre, personnage conformiste, banal sans doute, velléitaire peut-être, ingénieur de maintenance des ponts transbordeurs depuis vingt-cinq ans et poète à ses heures perdues, est mort percuté et «dénoyauté» sur la chaussée par une camionnette de livraison de l’entreprise «Olives & dattes».
«La mort nous offre au moins cette satisfaction d’achever quelque chose, se dit Albert. Même les moins entreprenants, les hésitants, les nonchalants, les apathiques, les velléitaires ont suffisamment de suite dans les idées pour arriver jusque-là.»
Il se retrouve, mort mais néanmoins conscient et terriblement perplexe, dans une salle d’attente incongrue qui a tout du hall d’une gare de province ou d’un modeste cabinet médical. Conduit au bureau des élucidations, poste d’observation panoptique des vies humaines, rien ne lui sera épargné des détails de sa vie sur terre, dans une énumération hilarante où les événements vécus, les occasions manquées, les épisodes cruciaux ou anodins de sa vie se succèdent, déferlante de micro-récits d’une précision maniaque que rien ne semble pouvoir endiguer.
«-Jamais un ragot, tout est vérifié. Tu t’es promené toute la matinée du 2 avril 2007 avec une miette de croissant collée à ton pantalon. Neuf personnes l’ont remarquée. Elle est tombée comme tu traversais la place Wilson. Deux pigeons se la sont disputée. Une fourmi a emporté le dernier morceau. Ton ami Franck Surger, en diverses occasions, a affirmé dans ton dos que tu étais 1) un pleutre, 2) un faux frère, 3) un naze, 4) un prétentieux, 5) un vrai connard, 6) un frustré. Mais il éprouvait vraiment de la sympathie pour toi. Il a dit aussi un jour que tu étais 7) un brave type dans le fond. Repoussant, mal habillé, érotico-angoissant, ce sont là les mots de Juliette Escolier.»
Personnage éthéré, qui tente par moments de tester les limites de sa condition, en esquissant quelques mouvements, à l’insu de son créateur pense-t-il, Albert Moindre peut ensuite à son tour observer tous les événements de la terre tel un être omniscient : une musaraigne blottie au fond d’une anfractuosité au Macchu Picchu, sa fille Sidonie musardant aux puces de Saint-Ouen, une cigogne sans pattes, une otarie poreuse, un innocent qui creuse un tunnel pour se glisser dans la prison … À nouveau le texte ivre s’emballe, avalanche de paysages, caravane des animaux, actions et trahisons du moindre être humain, et puis déraille, nous faisant rire et douter de tout.
L’auteur tord le nez à son histoire, à son personnages et au langage, dans cette nouvelle et brillante tentative d’épuisement du roman, et réincarne le roman mort dans un corps à nouveau fringant, profond et ludique. Éric Chevillard nous prouve que le paradis existe, il est contenu dans ses livres.
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