Rarementme suis-je autant régalée à relire un livre. En anglais, cette fois, pour goûter avec mes propres sens la musique de la langue. Et là, j'avoue que je n'ai pas été déçue, parce que lire Steve Tesich en anglais, c'est plonger dans une musicalité à la fois familière et originale (et ça, c'est fortiche) mais aussi (même si je n'en gardais aucun souvenir) se livrer à une réflexion très approfondie sur la langue en elle-même. D'ailleurs, l'auteur s'en cache à peine. Il émaille souvent son récit de réflexions sur la manière dont ses personnages manient le langage. Toute la première partie, qui se passe dans une réception huppée à New York au début des années 90, est une sorte de festival des formules creuses en usage dans l'Amérique de cette époque. Et l'auteur s'en amuse autant qu'il s'offusque de la superficialité des propos échangés à longueur de journée par ses contemporains. Il s'adonne avec gourmandise à une sorte de messe vaudoue des banalités, destinée à conjurer le sort qui maintient ses contemporains dans une danse macabre dont les mots sont autant de festons décoratifs et vains. Pourtant, il vénère le langage. Et de la même façon que son personnage vénère sa famille sans jamais parvenir à lui être dévoué, il s'entête à trahir le langage, à longueur de pages, sciemment, pour dénoncer nos bavardages stériles se parant de connaissances factices. Voilà toute la force de ce livre unique en son genre : jongler habilement, avec un brio démoniaque, avec les maux de notre société du Rien. Parfois, ce genre de dénonciation flirte avec le mauvais goût, voire en arrive à faire l'apologie de ce qu'elle visait à démonter. Mais là, non. Jamais ce rusé de Tesich ne cède à la facilité ou ne succombe à la tentation : il reste en permanence sur un fil ténu et tranchant et, franchement, ce tour de force est assez sidérant. Alors on peut arguer que toutes les parties de ce gros pavé ne sont pas d'égale efficacité (j'ai eu un petit coup de barre dans le dernier tiers...), mais il n'en reste pas moins que la qualité de l'ensemble est assez impressionnante, et que la manière qu'a l'auteur d'attacher tous les bouts flottants à la fin permet de finir sur un sifflement admiratif. Bref, une lecture hautement recommandable et un point de vue sur les dérives du monde moderne qui remonte à la racine du mal : la crise du sens, entamée par la crise des mots il y a 30 ans de ça et qui arrive à maturité aujourd'hui, avec la généralisation de l'absurde et de l'insensé. Et le pire, c'est qu'on peut en rire avec l'auteur, dans le même temps qu'on se tord les doigts d'angoisse face à la vanité du monde. Une alchimie délicate et vénéneuse.