Il n'y a ni blanc ni noir...
"Kim" de Kipling.
Difficile de ne pas aborder ce livre sous l'angle du colonialisme, du conflit des civilisations, etc... Autant se débarrasser le plus vite possible de cet aspect. Et pour cela, citons le roman.
p. 184 : "Tu es un sahib et le fils d'un sahib. Ainsi, ne te laisse jamais aller, en aucun temps, à mépriser les Noirs. [...] Il n'y a pas de plus grand péché que l'ignorance. Souviens-t-en".
p. 411 : " Tu as dit qu'il n'y a ni noir ni blanc. [...] Je ne suis pas sahib. Je suis ton chela ("disciple" en sanskrit) et ma tête est lourde à mes épaules".
Avant de commenter, voici un bref résumé de l'intrigue.
Kim est un gamin mal éduqué, dégourdi et canaille des rues de Lahore, qui décide pour voir le monde d'accompagner un vieux bonze tibétain qui, de manière donquichottesque, parcourt l'Inde au hasard à la recherche de la rivière où Bouddha eut la révélation (celle où il vit une toupie remonter le courant à l'envers). Une prophétie lui annonce qu'en trouvant un taureau rouge dans une prairie verte, il trouvera son destin. Après quelques prérégrinations, le garçon tombe sur un régiment anglais dont le taureau rouge est l'insigne. L'officier, le prenant pour un espion, ouvre l'amulette qu'il porte autour du cou. Kim est en fait Kimdall O'Hara, le gamin d'un officier irlandais aux Indes décédé. L'officier décide d'envoyer Kim en pension dans un lycée anglais. Notre héros ayant, avant d'être capturé, fait passer sans le savoir un message secret anglais, Kim est repéré par le maquignon Mahbub pour faire partie des services secrets anglais. Il va être mêlé au "Grand Jeu". Après une éducation à l'anglaise, il retrouve le bonze et accompagne un Bengali, Hurree, en mission secrète. Ils arrivent à dévaliser et ridiculiser un Français et un Russe qui, sous couvert de faire de la chasse, cartographiaient certaines passes de l'Himalaya en vue d'une sédition.
Alors, si vous voulez caricaturer Kipling, ne vous gênez pas : oui, les indigènes indiens sont superstitieux et complètement incultes. Ils regardent les lunettes comme des miracles ; ils prennent les billets de train pour des charmes magiques et ne comprennent pas que le contrôleur en prenne une partie ; ils vivent dans la saleté et leur société de caste est inégalitaire ; beaucoup sont des brigands, et ils n'arrêtent pas de se traiter entre eux de voleurs. Ajoutons à cela que l'oeuvre glorifie indiscutablement le Service de sa Majesté comme le plus haut idéal qui puisse être visé sur Terre.
Maintenant, revenez un peu aux citations du haut et dites-moi qu'on a ici une apologie du "fardeau de l'Homme blanc". Kim se fait clairement suer au sien des milieux européens. Il veut de la couleur, de l'aventure, et seuls les indigènes peuvent la lui donner. Le livre est un coffre aux merveilles, dans lequel Kipling ne fait rien pour gommer la complexité culturelle de l'Inde : les mots en Hindi, les références aux différentes peuplades abondent et sont déroutantes, pas gratuitement exotiques. Les paysages sont décrits de manière tellement précise qu'ils ont forcément été parcourus par l'auteur. Seul vrai bémol, le goût de Kipling pour l'ésotérisme religieux, qui personnellement me laisse froid - encore que ce thème soit traité plutôt intelligemment : un regard sceptique reste possible.
Ce qui me frappe dans ce livre assez touffu, c'est une thématique assez nietzschéenne. Kim a grandi sans morale, ne vit que pour lui-même. C'est une petite brute sans culture et sans éducation. Tout le roman n'est qu'une vaste initiation, avec des résonances mythiques. Kim reste assez imperméable à l'éducation à la morale que veut lui apporter le bonze, mais décide de mettre son individualité, son énergie au service d'un idéal supérieur - le Grand Jeu. Eloge des services secrets britanniques qui décidément a beaucoup marqué la littérature anglaise. On retrouve d'ailleurs certaines thématiques proches de John Le Carré : Le monde est un théâtre ; l'espion est à la fois le plus grand cynique et le plus grand idéaliste ; il est d'autant meilleur qu'il est schizophrène et devient l'indigène du peuple qu'il espionne. Je pense à Nietsche à cause du lyrisme avec lequel Kipling parle de Kim, habité par le génie du conteur, du menteur, et par un charisme qui rayonne sur tout son entourage. C'est un lyrisme qui rappelle les histoires qu'on se raconte quand on est petit : on est le meilleur partout... Le livre était probablement en partie destiné à un jeune public, et ce n'est pas ce qui me touche le plus.
Outre ce récit d'initiation, il faut dire un mot de la sensibilité de Kipling aux paysages. Rares sont les auteurs qui peuvent rendre aussi fidèlement les impressions d'une longue randonnée. Je pense à la manière progressive dont les héros remontent l'Himalaya, mais aussi à ce beau passage, lors de l'apparition du taureau rouge, où le soleil est si bas qu'il apparaît entre les arbres de la clairière et dessinent des raies noires. Et je terminerai par cette belle citation, qui me touche personnellement :
p. 349 : "Qui va vers les montagnes va vers sa mère".
Pour conclure, Kim est moins un roman colonialiste qu'une lettre d'amour à l'Inde, sur fond de rêverie mi-littérature enfantine/mi-roman initiatique.
(Lu dans une vieille édition Livre de Poche de 1962).