Pour moi, ce roman ne traite pas tant de l'anticonformisme (puisque se croire unique et incompris est l'un des traits les mieux partagés de l'humanité ; le conformiste, c'est toujours l'autre évidemment) que de la manière d'atteindre son idéal et d'être heureux, de la manière de trouver sa place dans la vie. Dans cet aspect le livre développe quelques idées qui rappellent Marc Aurèle.
L'héroïne, Keiko Fururuka, souffrant de troubles de la sociabilité, occupe un emploi précaire dans une supérette pendant plus de 18 ans, sans penser au mariage, aux enfants, ou à changer de boulot pour quelque chose de plus ambitieux. D'aucun dirait qu'elle stagne. Mais cette vie lui plait et elle ne tient pas compte de ce qu'en pense sa famille. Ne sachant comment se comporter en société pour avoir l'air normal, elle essaye d'imiter son entourage, mais c'est à travers son emploi qu'elle s'investit d'un rôle qu'elle joue à la perfection. Lorsqu'elle enfile son uniforme et part au travail, où elle applique les consignes consciencieusement, elle incarne une fonction correspondant exactement à ce qu'attendent d'elle les clients, ses collègues de travail, et son patron. Elle s'épanouit dans ce monde simple et où elle sait ce qu'on attend d'elle. Marc Aurèle dirait qu'il faut "tendre vers sa fin", remplir une fonction utile à la société et ne pas se disperser, rester droit, ne pas tenir compte des opinions d'autrui et ne pas en avoir soi-même. Notre super-employée applique sans le savoir ces sages conseils à la lettre.
Mais, c'est là qu'un trouble-fête se ramène afin de corrompre son cœur en lui mettant dans la tête des idées de critique sociale ineptes du genre : je suis un incompris, la société nous juge et c'est trop injuste, tout n'est qu'une construction sociale archaïque, voire réactionnaire (il n'emploie pas le mot, mais vu qu'il est sans emploi, ne se lave jamais, vit au crochet de son entourage, et désormais au crochet de la pauvre Keiko, on aura compris qu'il a le profil d'un électeur de Jean-Luc Mélenchon, version japonaise). Keiko ne se laisse pas avoir par ses pleurnicheries qui lui semblent pathétiques et stupides. Mais elle l'accueille chez elle, dans l'espoir de réjouir sa famille qui avait peur qu'elle finisse vieille fille. Le glandeur va se révéler une forme de vie parasitaire proche de l'animal de compagnie à qui elle rentre tous les soirs « donner sa pâtée ».
Hélas, ses idées finissent par résonner en elle. Elle se met à briser sa ligne de conduite et à s'enquérir des opinions qui courent à son sujet. Pas très stoïcien, vous admettrez. En plus, le parasite en question est connu comme le loup blanc, donc les ragots vont bon train. Keiko sera poussée à quitter son boulot afin d'en trouver un mieux rémunéré qui permette de les nourrir tous les deux. D'une certaine manière, elle joue le rôle de l'homme et lui le rôle de la femme, dans l'idée du couple traditionnel. Mais sa supérette lui manque, sa vie n'a plus de sens en dehors de cet univers qu'elle maitrisait si bien. Elle était heureuse et utile à la société humaine ; elle devient comme son compagnon, déprimée, larvesque, déchue.
La fin réhabilite notre héroïne qui retrouve son idéal professionnel et la mission qui lui était destinée : « Mon organisme tout entier est voué au konbini. […] J’appartiens à l'espèce des employées de supérettes. Je ne peux pas trahir ma nature. » Ce roman, qui jusque-là jouait sur un humour pince-sans-rire, se termine de manière franchement drôle.
Et bien qu'elles rejoignent à nouveaux des idées philosophiques proches de Marc Aurèle, les dernières pages, du fait de leur caractère parodique, jettent une ambigüité sur le discours.