Internet, plus j'apprends à te connaître, moins de j'aime.
Sans doute parce que plus j'apprends à te connaître et plus j'apprends à connaître l'humain.
Ou disons plutôt qu'avant toi, je pouvais m'obliger à ignorer ce que je sais déjà depuis des lustres, une de mes premières évidences.
Internet, je te déteste parce que tu m'enlèves mon droit d'homme au déni de bêtise, en me la collant fièrement sous le nez sans me laisser le temps de regarder ailleurs.
Je viens de terminer Kraken et s'il n'est pas parfait, la faute à son style léché mais (volontairement) trop lapidaire, et à son foisonnement parfois trop gratuit pour être honnête, il brille par son imaginaire décomplexé, en roue libre, son inventivité rageuse et sa complexité de bon aloi.
Sur un principe qui rappelle Neverwhere (Gaiman) ou les Rivières de Londres (Aaronovitch), il brode un canevas personnel fascinant peuplé de créatures aux contours flous et aux actes ambigus, auxquelles il hésite souvent à donner la primauté - quitte à passer l'intrigue-prétexte au second plan. Or si l'ensemble manque de liant, ou simplement de concision, il n'en représente pas moins le haut du panier de ce qu'on publie actuellement dans le genre.
Haut le tentacule.
L'avoir lu aussitôt après les Rivières de Londres, justement (qui part sur les mêmes bases et emploie les mêmes procédés, mais se plante toujours lamentablement - au point qu'on se sent gêné pour l'auteur) ne met le constat que plus en relief.
On s'étonnera, alors, de le voir éreinté par la critique des petits lecteurs de salon, que ce soit sur Sens Critique ou Babelio, là où le fantastique très très light des Rivières Machin Chouette fait définitivement meilleure impression.
Ce qui, sans surprise, ne fait que renforcer mon aigreur et confirmer mes soupçons de vieux con blasé : il y a toujours autant de gens qui aiment lire, mais de moins en moins de gens qui savent le faire. Parce que les gens sont paresseux, parce qu'ils ne veulent pas faire d'efforts, parce qu'on leur a servi pendant des décennies des romans-expédients calibrés pour niveler leurs goûts par le bas.
Des romans à l'imaginaire débilitant, formaté pour plaire au plus grand nombre et, surtout, ne pas trop perturber ses habitudes, ne rien changer au ronron lénifiant dans lequel il se complait à longueur de lectures, et écrits d'une plume anonyme qui, au mieux, parfois, aura l'audace de tenter une triste métaphore.
Il faut que ça aille vite, il faut que ce soit accessible, il faut que ça "leur parle", il faut que ce soit livré clé en main.
Rien de tout ça dans Kraken, qui prend son temps et plie son encre à ses propres règles (de circonstances).
Pas pour le meilleur, parce qu'il aurait gagné à être plus court et à perdre quelques personnages en route, mais pas pour le pire non plus, parce qu'il rappelle un temps plus glorieux où l'étiquette "littérature d'imaginaire" signifiait encore quelque chose.