Les temps sont durs pour Sonetchka et sa mère. Cette dernière gagne sa vie comme professeur de piano (un seul élève payant, Mitenka). A la naissance de sa fille (accouchement discret), la mère avait 37 ans. Le père ? Inconnu. Pour sa mère, Sonetchka était sa honte, mais c’était réciproque. A vrai dire, Sonetchka n’avait pas grand-chose pour elle. Physique assez disgracieux et quelque chose comme du manque de caractère. Monologue intérieur :
« Régler tes comptes ? Prendre ta revanche ? Comment ? Contre qui, d’ailleurs ? Il faut filer doux, plus muette que l’eau, plus basse que l’herbe. Dans cette vie-là, on ne règle pas les comptes. Quant à la vie future, elle n’existe pas ! »
C’est Mitenka qui met Sonetchka en relation avec Maria Nikolaevna, épouse de Pavel Fédorovitch Travine. Sonetchka se présente au domicile de celle dont elle sera l’accompagnatrice :
« Pétersbourg. Année mil neuf cent dix-neuf. Les grands tas de neige. Le silence. Le froid et la faim. Le ventre gonflé de gruau d’orge. Les pieds qu’on n’a pas lavés depuis un mois. Les fenêtres bouchées avec des chiffons. La suie liquide des poêles. J’entre dans un immeuble. Un immense immeuble dans la Fourchtadskaya. L’ascenseur suspendu entre les étages. Dedans – des immondices gelés. Une porte au deuxième étage. Je frappe. Personne. Je sonne. A mon étonnement, le timbre retentit. Une femme de chambre – coiffe et souliers fins – ouvre la porte. Il fait chaud. Mon Dieu, il fait chaud ! Non, ce n’est pas croyable – un immense poêle en carreaux de faïence chauffe à tel point qu’on ne peut en approcher. Des tapis. Des rideaux. Des fleurs naturelles – des jacinthes bleues – dans une corbeille posée sur un guéridon. Un coffret de cigarettes précieuses. Un chat bleu fumée, presque aussi bleu que les jacinthes, fait le gros dos en me voyant, et une femme vêtue on ne sait pourquoi d’une robe blanche – ou d’une robe de chambre (je ne distingue pas), à moins que ce soit ce qu’on met sous la robe – vient vers moi en souriant, me tend une main aux ongles longs et roses. Et ses bas sont roses aussi. Des bas roses ! »
En allant de l’extérieur (sale et sombre) à l’intérieur (atmosphère feutrée, chaude, préservée), Sonetchka passe de l’obscurité à la lumière et les couleurs prennent tout leur éclat. On remarque aussi les longueurs de phrases. Courtes au début (attitude frileuse) pour devenir plus longues et mêmes élaborées une fois le seuil franchi.
Toutefois, Sonetchka craint le pire concernant la voix de celle qui l’engage :
« Je sais, il y a des gens qui n’admettent pas le chant : une personne prend la pose, ouvre la bouche toute grande (d’une façon naturelle – et alors c’est laid, ou d’une façon étudiée – et alors c’est grotesque) et, tout en s’efforçant de conserver sur le visage une impression d’aisance, d’inspiration et de pudeur, crie (ou rugit) longuement des paroles dont l’agencement n’est pas toujours réussi et qui sont, parfois, accélérées sans aucune raison, ou bien découpées en morceaux, comme pour une charade, ou encore répétées plusieurs fois de façon inepte. »
Pourtant Maria Nikolaevna est une vraie diva qui ne peut que voler de succès en succès, de Moscou jusque Paris où tout ce petit monde s’exile pour trouver les meilleures conditions d’existence. Même si chacun se débrouille avec ses petits secrets, la situation la plus difficile est pour Pavel Fédorovitch qui à Moscou occupait un poste important au ministère du ravitaillement.
Le petit secret de Sonetchka, c’est qu’elle a découvert la présence d’un objet dans un tiroir d’une commode. Il semblerait que l’objet appartienne à Pavel Fédorovitch.
Si Nina Berberova se montre capable de nourrir son récit avec de nombreux détails révélateurs, que ce soit sur la manière de vivre, les descriptions et les caractères de ses personnages, et si elle instaure un certain suspense, le lecteur sent rapidement que l’objet trouvé par Sonetchka est porteur de danger et qu’il amènera le dénouement de l’intrigue. Et si le récit a son charme parce que l’auteur écrit avec finesse, l’intrigue manque de la force des grands romans russes classiques. Pour simplifier, disons que ce livre est à l’image de son épaisseur (guère plus de 100 pages) : en comparaison des œuvres majeures de Tolstoï ou Dostoïevski, il ne fait pas le poids ! Ce constat vaut également pour les personnages. Sonetchka manque singulièrement de personnalité (détail révélateur, elle n’est jamais désignée que par ce diminutif). Même si elle est attirée par Maria Nikolaevna comme un insecte attiré par la lumière, Sonetchka conserve l’obscurité en elle (voir l’échec quasi systématique de tout ce qu’elle entreprend). Sonetchka est faite pour l’ombre, l’oubli, à l’inverse de Maria Nikolaevna qui elle serait de la trempe d’une Anna Karénine.