Le film – bien moyen – de Nicole Garcia aidant, pas mal de gens savent que l’Adversaire traite de l’affaire Jean-Claude Romand, escroc occasionnel et imposteur total pendant plus de quinze ans. Pour ceux qui ne le savent pas encore, à la fin de l’histoire tout le monde est mort. Sauf Jean-Claude Romand.
La première fois que j’ai lu le récit, c’était d’une traite, alors que j’étais parti pour une petite demi-heure avant de m’endormir ; depuis, je le considérais comme un chef-d’œuvre. À la deuxième lecture, je le trouve bon. Seulement bon, en l’occurrence. Finalement, les récits psychologiques, même les meilleurs, même ultra-circonstanciés comme l’Adversaire, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. Je crois que c’est surtout la fin qui m’a refroidi, l’évocation de ce qui se passe après le procès. Pourtant, cette fin est sans doute ce qu’il y a de plus original dans le récit, les dernières pages distinguant précisément l’Adversaire – qui commence sous la forme d’un fait divers – d’une enquête journalistique de haut vol.
Ce qui fait peut-être la singularité de l’affaire Romand, c’est que son mensonge « ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand. » (p. 78 de la collection « Bibliocollège »). On aurait pu en rester là : démasquer le vide.
Mais d’une manière générale, le cas particulier de Jean-Claude Romand est l’occasion pour l’auteur de mettre en scène une exploration du mensonge. (Je parle bien de mettre en scène une exploration : le lecteur est délibérément amené à suivre l’enquête.) Un mensonge présenté comme arme et comme fardeau : « “On n’a pas tous les jours l’occasion de voir le visage du diable” : ainsi commençait, le lendemain, le compte rendu du Monde. Moi, dans le mien, je disais : d’un damné. » (p. 37), lit-on, et Jean-Claude Romand fait bien figure de damné diabolique ; de possédé et de démon. Lorsque Carrère écrit à Romand que celui-ci est « un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent » (p. 29), est-ce un portait sincère – sincère ne signifie pas fidèle – ou une flagornerie destinée à libérer une parole ? Et lorsqu’à son tour Romand « dit : “Le côté social était faux, mais le côté affectif était vrai.” Il dit qu’il était un faux médecin mais un vrai mari et un vrai père, qu’il aimait de tout son cœur sa femme et ses enfants et qu’eux l’aimaient aussi. » (p. 71-72), que croire ? (Il ne serait pas le premier à aimer de tout son cœur ceux qu’il tue.)
Quelques passages portent d’autres interrogations, comme cet atroce aperçu de ce qu’aurait pu être la vie de Florence Romand sans le mensonge de son mari : « Elle semblait promise à une vie sans histoires, dont un esprit négatif, du genre qu’elle ne fréquentait pas, aurait jugé la courbe d’avance décourageante : des études supérieures pas trop poussées, le temps de se trouver un mari solide et chaleureux comme elle ; deux ou trois beaux enfants qu’on élève dans de fermes principes et une humeur joyeuse ; un pavillon de banlieue résidentielle à la cuisine bien équipée ; de grandes fêtes pour Noël et les anniversaires, toutes générations confondues, des amis comme soi ; un train de vie en progression modérée mais constante ; puis le départ des enfants, un à un, leurs mariages, la chambre de l’aîné qu’on transforme en salon de musique parce qu’on a le temps de se remettre au piano ; le mari prend sa retraite, on n’a pas vu le temps passer, on se met à avoir des moments de cafard, à trouver la maison trop grande, les jours trop longs, les visites des enfants trop rares ; on repense à ce type avec qui on a eu une brève aventure, la seule, dans les premières années de la quarantaine, ç’avait été terrible alors, le secret, la griserie, la culpabilité, par la suite on a su que le mari aussi avait eu son histoire, qu’il avait même pensé à divorcer ; on frissonne à l’approche de l’automne, c’est déjà la Toussaint et un jour, après un examen de routine, on apprend qu’on a un cancer et que voilà, c’est fini, dans quelques mois on sera enterrée. » (p. 54)
Lorsque Carrère écrit cela, ment-il ? Rappelons que l’Adversaire ne doit pas être considéré comme une fiction…
Cette critique un peu pénible et longue à écrire ne rend pas forcément justice à la richesse du récit de Carrère, car en plus de cette piste de lecture psychologique, il en propose d’autres : du côté de la sociologie, de la morale, de la littérature, etc. On dirait une de ces critiques qui enchaînent des citations et brodent sur le thème « sa fé tro réfléchir ce boukin 1 truc 2 ouf ».
Mais le récit est vraiment déroutant. Toutes proportions gardées, je pense que je rencontre en écrivant sur l’Adversaire les problèmes que Carrère à rencontrés en écrivant sur Romand.