Au fil du temps, ses vernis se sont oxydés et ses contrastes étouffés : c’est comme si une taie opacifiante s’interposait entre La Joconde et l’oeil qui la contemple. Alors, faut-il restaurer le tableau, comme le suggère le cabinet de consultants engagé par la nouvelle présidente du Louvre ? Ce serait « un événement planétaire » que de sortir la grande star du musée de sa « marée verdâtre », une occasion unique de faire « exploser les compteurs » de la billetterie, ainsi qu’en rêve sa dirigeante, pour la première fois non issue du sérail des experts et conservateurs, mais forgée au credo de la performance, du marketing et de la communication par une carrière dans de grandes entreprises privées. C’est aussi un sujet épineux, qui suscite la bronca des puristes et risque de rallumer la mèche des revendications de propriété italiennes. Et si l’intervention, hautement délicate malgré les avancées technologiques, défigurait définitivement l’œuvre d’art la plus célèbre au monde ?
Aurélien, le directeur des peintures du musée, déjà très déstabilisé par ses déboires conjugaux, mais aussi par ses contemporains, bien plus occupés du reflet narcissique de leurs selfies que de la compréhension des grands thèmes peints – qui se soucie encore de saint Jean-Baptiste, voire de Jésus et de Marie, a fortiori des mythes et des figures antiques ? –, se retrouve malgré lui embarqué dans cette entreprise affolante. Trouvera-t-il l’expert idoine pour cette restauration d’exception ? L’opération sera-t-elle la réussite retentissante que l’on attend de lui, ou tournera-t-elle au désastre qu’il appréhende avec effroi ?
Nous voilà plongés avec curiosité dans une intrigue menée avec humour et impertinence par-delà les frontières du rocambolesque, à partager les doutes et questionnements d’un personnage fort habilement campé. Le dénouement sera une apothéose absolue pour ce roman aussi plaisant qu’instructif, qui, entre l’histoire de La Joconde et celle, souvent étonnante, des pratiques et techniques de restauration, ouvre le débat sur notre relation à l’art, aux œuvres et aux musées, à l’image enfin dans une époque où le bombardement généralisé des pixels détournent les hommes « des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité. »
Ce premier roman, dont l’humour et la fantaisie satiriques servent à merveille le propos, est une vraie réussite. Entre la conservation et la restauration des œuvres d’art, en passant par les enjeux médiatiques et financiers d’un grand musée, c’est finalement à une réflexion d’ampleur sur les évolutions récentes de la société tout entière que nous convie malicieusement Paul Saint Bris.
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