Dans L'amant, la forme est aussi intéressante que le fond est émouvant. Je ne vais pas vous résumer l'histoire, sachez juste qu'il s'agit d'un roman autobiographique dans lequel la narratrice replonge dans son passé, se rappelle la jeune femme qu'elle était lorsqu'elle a découvert la sexualité, et tout ce qui se rattache à cette époque de sa vie, son amant, ses frères, sa mère, sa famille dysfonctionnelle et malsaine.
Le style de prose s'efface derrière l'histoire qu'il raconte et met en valeur, mais il est bien présent. Les phrases sont de construction et de vocabulaire simples et accessibles. le rythme est parfois découpé, parfois fluide, toujours travaillé :
« Je vois que ma mère est clairement folle. Je vois que Dô et mon frère ont toujours eu accès à cette folie. Que moi, non, je ne l'avais jamais encore vue. Que je n'avais jamais vu ma mère dans le cas d'être folle. Elle l'était. de naissance. Dans le sang. Elle n'était pas malade de sa folie, elle la vivait comme la santé. Entre Dô et le fils aîné.»
« Dans des crises ma mère se jette sur moi, elle m'enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s'approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu'elle trouve le parfum de l'homme chinois, elle va plus avant, elle regarde s'il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l'entendre, que sa file est une prostituée, qu'elle va la jeter dehors, qu'elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d'elle, qu'elle est déshonorée, une chienne vaut davantage. »
L'écriture donne un air oral au discours, par l'usage du présent de l'indicatif, de répétitions et de redondances volontaires qui ponctuent le langage parlé ; la prose est vivante et l'on finit par se dire qu'on ne lit pas Duras, on l'écoute :
« Je vois bien que tout est là. Tout est là et rien n'est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est déjà dans les yeux. »
« Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. »
« Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de commentaire, mais on les regarde, on se voit. »
Le style de narration se caractérise par des alternances dans les époques des souvenirs évoqués ; ceux-ci ne s'enchainent pas dans l'ordre chronologique – ce qui aurait été ennuyant – mais suivent les pensées de l'auteure pour donner une impression de réel dans la manière de se rappeler ; ainsi on part du jour présent, où elle écrit et narre son histoire, pour plonger dans sa rencontre avec son amant chinois à l'âge de quinze ans, avant qu'elle le rencontre, après, dans son âge adulte, dans son enfance, dans son adolescence, en restant centré surtout sur cette période de quinze à dix-sept ans. La technique n'est pas nouvelle, Virginia Woolf par exemple s'en sert à foison, mais en la centrant sur son seul personnage Marguerite Duras lui donne un effet plus naturel, plus réaliste.
Les faits objectifs qui composent ces souvenirs sont racontés au présent et à la troisième personne du singulier ; la narratrice, dans ces cas, se désigne elle-même par "la jeune fille" ou "la petite" et sa mère par "la mère". Puis la narratrice repasse à la première personne quand il s'agit de décrire des passages plus personnels, des impressions et des sentiments – ou parfois, en conjonction avec du passé composé, pour quitter un souvenir et revenir au moment réel où l'auteure écrit (1984). Cela casse la neutralité apparente de la narration, et l'alternance des personnes et des temps rend l'ensemble plus dynamique, plus vivant.
« Elle entre dans l'auto noire. La portière se referme. Une détresse à peine ressentie se produit tout à coup, une fatigue, la lumière sur le fleuve qui se ternit, mais à peine. Une surdité très légère aussi, un brouillard, partout.
Je ne ferai plus jamais le voyage en car pour indigènes. Dorénavant, j'aurai une limousine pour aller au lycée et me ramener à la pension.»
Je ne suis pas d'accord lorsque j'entends dire que son écriture est neutre ; bien sûr je ne suis pas un expert mais il me semble qu'on est bien loin du style purement factuel de Annie Ernaux ou d'une distanciation avec les faits à la Albert Camus ; ici, quand il y a distance, c'est pour mieux nous toucher quand on repasse à la proximité, et même si on a coutume de dire que "l'absence de style est un style", il y a, pour moi, un style authentique dans cette prose quasi-orale et aussi vivante que la mémoire qu'elle retrace.