L’amour avec un petit a, celui qui ne fait pas de bruit et porte à peine son nom mais vous rend compagnons de toute une vie : moins de cent pages suffisent à François Bégaudeau pour toucher son lecteur aux larmes avec les cinquante ans de vie commune de Jacques et Jeanne Moreau, un couple on ne peut plus ordinaire de la classe moyenne.
Ils avaient vingt ans lorsqu’ils se sont trouvés au début des années soixante-dix. Pas de coup de foudre ni de passion brûlante, mais une calme évidence apparue au détour d’une promenade autour de leur petit bourg de l’ouest de la France : il fallait bien sortir le chien. S’ensuivent un mariage, un enfant, et un demi-siècle de vie commune. D’extraction ouvrière, elle est devenue secrétaire, lui jardinier municipal. En dehors du travail et du patient tricotage de leur vie matérielle, elle ne rate rien de ce qui concerne Richard Cocciante pendant que lui collectionne les maquettes de fusées. Leur cocker s’appelle Boule, leur fils Daniel comme Balavoine, ils partent en vacances au bord de la mer, et le temps passe, dans une routine qui figent leurs manies et leurs agacements mutuels : « Jacques énerve Jeanne à mettre des cornichons avec tout, à manger la peau du saucisson sec, à remettre un tee-shirt sale... » « Jeanne énerve Jacques à répéter qu’il n’en fout pas une alors que dès qu’il aide elle l’engueule, à nager la tête hors de l’eau pour garder les cheveux secs, à sortir l’aspirateur pour une miette... » Mais rien, ni dispute ni accident – une inconnue débarque un jour, qui vient avouer une ancienne liaison avec Jacques – ne vient jamais remettre en cause la paire que ces deux-là forment. La vieillesse est déjà là, le fils est parti travailler en Corée, ils risquent de ne plus voir beaucoup les petits-enfants. Et puis, c’est la fin, qui les sépare, quoique…
Est-ce seulement l’amour qui les unit, un amour qui jamais d’ailleurs ne se met en mots mais prend la forme muette des gestes du quotidien, ou plutôt la force d’une alliance, affective et matérielle, en quelque sorte un plus ou moins conscient calcul sécuritaire, pour mieux traverser la vie ? En tous les cas, ces deux-là sont tout à fait représentatifs de leur génération, qui ne divorçait pas beaucoup, souvent parce que de toute façon la sécurité matérielle interdisait la séparation. Entre hasard et nécessité, ils se sont reconnus et, sans éclats ni grands sentiments, ont décidé une fois pour toute de leur cheminement côte à côte. Par petites touches rapides et autant de détails datés qui nous font reconnaître aussi vrais que nature nos parents ou nos grands-parents, l’auteur en trace avec tendresse un portrait quasi sociologique, en même temps qu’il nous émeut du mélancolique passage du temps, imperturbable métronome de notre fugitive et généralement anonyme condition humaine.
François Bégaudeau dit avoir pensé à Un coeur simple de Gustave Flaubert. Il réussit un livre universel, court et d’un seul trait comme la vie : une sorte de film en Super 8, sans discours ni analyse mais vaste de ses ellipses, qui condense dans son sautillement accéléré le reflet de notre fragile humanité et l’infinie mélancolie du temps qui fuit.
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