(même si j'évite dans cette critique de raconter toute l'histoire de Lucius en détail, j'en dis assez pour qu'elle comporte une part de "spoil"...).

Ce "roman" latin, appelé les Métamorphoses et que saint Augustin baptisa l'âne d'or est un véritable chef d'œuvre du berbère Apulée (né à Madaure, actuellement en Algérie) qui vécut à l'âge d'or de l'empire romain, au 2ème siècle de notre ère. Le titre fait probablement référence à un autre chef d'œuvre de la littérature latine, les Métamorphoses d'Ovide, écrit par le grand poète à l'époque d'Auguste. Ce roman picaresque est clairement initiatique décrivant un cheminement vers la joie à travers la souffrance et les épreuves. Au début du livre I nous trouvons une promesse de joie faite au lecteur par Apulée: "Laetaberis" et le roman s'achève par les mots suivants: "Gaudens obibam" (Je vaquai dans la joie). Les 11 livres de cet unique "roman" de l'antiquité latine dont nous possédons le texte intégral (Le Satiricon de Pétrone nous est malheureusement parvenu incomplet) nous racontent les aventures de Lucius, homme particulièrement curieux, ce qui causera sa perte et sa métamorphose en âne. "Je grille de voir de mes yeux une opération de magie" (Livre III). Lucius aspirait à devenir hibou mais en raison d'une erreur de sa maîtresse Photis le voilà transformé en âne tout en conservant sa capacité humaine de raisonnement et d'intelligence. Commence alors pour lui "un véritable chemin de croix" avec moult changements de maîtres humains, et c'est avec des brigands qu'il commence sa dure vie d'âne... "Etre fouetté était ma condition naturelle" (Livre VII). Le remède que Lucius l'âne doit absolument trouver pour redevenir homme et mettre fin à son martyre consiste à manger des roses... Elles se feront attendre longtemps... Apulée parsème son récit de l'histoire de Lucius de nombreuses histoires, des récits dans le récit principal, dont la première et la plus longue est celle de Psyché et l'Amour (Livres IV-V-VI) dans laquelle la déesse Vénus est présenté sous des traits impitoyables. Au livre VIII l'histoire de Thrasylle et de Charite; au livre IX l'histoire du Pauvre fait cocu; au livre X l'histoire de la Marâtre empoisonneuse et toujours dans le même livre l'histoire de la Bru sanglante! Cela fait beaucoup d'histoires dans l'histoire. L'homme Lucius est un grand amoureux des femmes mais le récit de son histoire d'âne est rempli de propos misogynes... même si son salut viendra finalement d'une femme, très particulière il est vrai! Un extrait du livre IX en donnera un exemple à propos de la femme du meunier:


"Le meunier... était affligé de la pire des épouses, de loin la plus pervertie entre toutes les femmes et supportait à la maison et au lit de telles avanies que moi aussi, par Hercule, quoique muettement, j'en gémissais souvent avec lui. A cette vaurienne de femelle ne manquait aucun vice, bien au contraire toutes les infamies avaient conflué dans son cœur comme des excréments dans une latrine: calamiteuse, catastrophique, ribaude, soûlaude, indécrottable, irrassasiable, avide dans ses écœurants brigandages, prodigue dans ses ruineux dévergondages, ennemie de la parole donnée, en guerre avec la chasteté - Et avec ça méprisant et piétinant les divinités, présentant comme la seule vraie une religion prétentieuse, mensongère et sacrilège, et sous prétexte d'observer les vains rites du dieu qu'elle proclamait unique, dupant tout un chacun, flouant son malheureux mari, buvant sec dès le matin, forniquant à toute heure. "


Cet extrait a le mérite de donner un aperçu du style extraordinairement vivant d'Apulée, style très bien rendu dans l'excellente traduction d'Olivier Sers (édition bilingue des Belles Lettres), style à la beauté musicale que l'auteur vante lui-même dès le début du livre I: "en caressant d'un agréable murmure ton oreille amicale". Apulée était passionné par les questions religieuses et par la magie. Si on rit beaucoup en lisant les aventures de l'âne Lucius, on saisit aussi très rapidement la présence continue d'une réflexion religieuse sur les dieux et les rapports que les humains peuvent entretenir avec eux. Ce roman hautement comique et drôle est en même temps un récit initiatique aboutissant à une réelle initiation religieuse de Lucius ayant retrouvé son corps humain. Le passage dans lequel l'âne Lucius porte la statue de la déesse syrienne lors d'une procession de ses dévots constitue un document exceptionnel sur les dérives "mystiques" de certains groupes religieux considérés par le paganisme officiel comme relevant de la superstition mais témoignant du besoin de religiosité personnelle à l'époque des Antonins (livre VIII; 27). Dans ce passage haut en couleurs comme très souvent chez Apulée on découvre que le headbanging des métalleux existait déjà dans certaines sectes de l'antiquité! (Cf. le texte en annexe 2). Et Apulée de commenter: "Comme si l'effet habituel de la présence des dieux sur les hommes était non de les améliorer mais de les rendre malades ou infirmes.". Signalons aussi la description précieuse du rite religieux du NAVIGIUM ISIDIS, cérémonie du 5 mars en l'honneur d'Isis en vue de la réouverture de la navigation sur mer (livre XI).

A ces réflexions religieuses Apulée mêle des références sexuelles fréquentes, l'âne étant réputé être un animal particulièrement lubrique... D'ailleurs notre Lucius échappe de peu à la castration, mais il n'échappe pas à "une dame opulente et puissante qui... se prit peu à peu pour moi d'un désir contre nature" (Livre X). Apulée fait lui-même à ce moment référence à la figure mythologique de Pasiphaé avant de décrire l'union contre nature avec force détails et humour! Plus tard dans le récit Lucius parviendra toutefois à échapper à "la honte de copuler en public au contact infect de cette criminelle femelle"!


Pour terminer je citerai quelques passages, toujours dans la magnifique traduction d'Olivier Sers, qui, je l'espère, donneront envie à ceux qui ne l'ont pas encore fait de dévorer ce roman qu'Apulée lui-même introduit ainsi au livre I: "Lecteur, lis bien, tu vas te réjouir!" Oui, le style d'Apulée est beau, unique en son genre et vraiment réjouissant pour qui sait apprécier la belle langue et aime rire et se divertir tout en méditant sur la condition humaine et la spiritualité !


Extrait 1:

"Une bonne fois réchappé du famélique festin de paroles offert par ce vieillard fétide, n'ayant dîné que de discours, lourd de sommeil et léger de souper, je rentrai dans ma chambre m'abandonner à un repos désiré" (livre I).

Extrait 2:

"Mais eux, retenant à grand ahan leurs dogues, m'attrapent, m'attachent à un anneau par une laisse solide, et se remettent à m'assassiner d'une grêle de coups dont je fusse mort si, sous la morsure des blessures, mon ventre encombré d'un embarras de légumes crus et affligé d'une douloureuse colique liquide n'avait expulsé un geyser de diarrhée, arrosant les uns d'un flux infect, empuantissant les autres d'un parfum répugnant, les chassant tous, et me laissant les omoplates rompues". (livre IV).

Extrait 3:

"Elle m'administra une raclée qui ne prit fin que quand, épuisée et à bout de force, elle ne put plus porter le poids de la trique qui lui tomba des mains. Pestant alors contre la trop rapide fatigue de son bras, elle courut au foyer, en rapporta un tison ardent, et me l'enfonça bien profond dans le fondement, jusqu'à ce que, recourant au seul expédient qui me restait, je lui conchie la figure et les yeux d'une giclée serrée de fiente liquide, sur quoi, aveuglée et empuantie, elle arrêta le massacre et ficha le camp, évitant à l'âne Méléagre de périr par le tison de l'Althée en délire". (livre VII)

Extrait 4 :

"Car une fois devenu esclave de la Déesse, c'est alors que tu savoureras pleinement le bienfait de ta libération! ... C'est ainsi qu'après avoir comme il se doit parlé à chacun en tête à tête et congrûment narré mes navrances de naguère et ma joie d'aujourd'hui, derechef je m'en retournai jouir de la très gratifiante contemplation de la Déesse, louai un logis dans l'enceinte du temple et y installai provisoirement mes Lares, servant la Déesse à titre encore privé, mais déjà inséparable de la communauté de ses prêtres et abîmé dans la perpétuelle adoration de sa grande Déité. Pas une seule nuit ma veille ne resta à jeun de sa contemplation ni mon sommeil de ses monitions, cependant que ses injonctions me pressaient avec une croissante instance, destiné que j'étais de longue date à recevoir ses sacrements, de me faire sans plus tarder initier." (livre XI)

Annexe 1: Une histoire connue et populaire:

L'histoire de Lucius transformé en âne, écrite dans le style milésien, était connue avant Apulée. En témoignent L'âne de Lucius de Patras (éditions Allia) et Loukios ou l'âne de Lucien de Samosate (Edition des oeuvres complètes aux Belles Lettres, pages 634-664). Apulée et Lucien ont vécu à la même époque, celle des Antonins.

Annexe 2 : la transe mystique des prêtres d'Atargatis:

"Après s'être vêtus de chemises multicolores et chacun ignoblement maquillé en se barbouillant la figure d'un pigment bourbeux, les yeux peints au crayon gras, ils se produisent en public, coiffés de petites mitres, portant des robes de safran et des tissus de lin fin et de soie ; quelques-uns ont mis des tuniques blanches bordées de pourpre dont le dessin s'insinue partout, en forme de fer de lance ; ils sont serrés dans des ceintures et chaussés de souliers jaunes ... Les bras nus jusqu'aux épaules, brandissant des épées monstrueuses et des haches, ils s'élancent en poussant des cris de bacchantes, pendant que le chant de la flûte stimule leur danse délirante... Un long moment, tête baissée, ils font tourner leur nuque avec des mouvements lubriques, font décrire des cercles à leurs cheveux pendants et mordent de temps à autre leurs propres chairs ; finalement, chacun s'entaille le bras avec le fer à double tranchant qu'il portait sur lui. Lorsqu'enfin ils furent fatigués ou du moins rassasiés de se déchirer, ils mirent un terme à cette boucherie. "


En bonus un lien vers une vidéo intéressante consacrée à Apulée et aux Métamorphoses:https://www.youtube.com/watch?v=TxXzdcSSta0&t=1134s&ab_channel=%C3%89CLAIRBRUT

PadreBob
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le 8 janv. 2025

Modifiée

le 8 janv. 2025

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PadreBob

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