L'Apocalypse est un genre littéraire à part entière. Un autre Pierre, l'apôtre, avait livré la sienne, apocryphe, au IIe siècle. Celle de Pierre Bordage s'inscrit dans la continuité de son Évangile du Serpent, période à laquelle un personnage du roman fait référence au passage. Elle est bien loin cette respiration messianique où tout semblait encore possible, où le pire pouvait encore être évité. Le messie de l'Aubrac est mort en vain. L'Apocalypse de Bordage, c'est le choc des civilisations, plus appelée de ses vœux que redoutée par un Samuel Huntington, le monde rêvé des néoconservateurs, des télévangélistes et des marchands de canons américains, chaos fécond érigé en gouvernance de l'humanité. Le règne de la bête... humaine. Les fils de Bush ont détourné la colère de l'Islam contre l'Europe. Une abominable guerre de tranchées se déploie depuis la baltique jusqu'au Bosphore. Du fond de son bunker, l'archange Michel règne sur une Europe malade des pires fièvres racistes, en proie aux embrigadements religieux, aux délires sécuritaires, à la régression moralisante.
Le regard de Bordage, doté d'une acuité quasi célinienne, traverse cette Europe depuis les confins occidentaux jusqu'à l'épicentre du phénomène, la ligne de front, où se brisent des millions de vies livrées en holocauste. Long travelling au milieu des hommes prisonniers de leurs cauchemars. Plongée terrifiante à travers les cercles infernaux de la barbarie incarnée, administrée. Une divine comédie, humaine, trop humaine... Désespéré Bordage ? Que non ! Qu'on lui donne un grain de sable et l'infernale machinerie n'en a plus pour longtemps. La main du destin largue une bombe sur un quartier de Nantes. Un adolescent, Pibe (prénom forgé avec les initiales de l'auteur), est projeté hors du cocon familial, sur un chemin qui se révélera, comme toujours chez Bordage, initiatique. Une initiation à la confiance, seul remède contre la peur, mère de toutes les abominations. Et ce qui doit être accompli le sera. L'humanisme de Bordage est un existentialisme, qui invite à se couler dans le présent et s'inscrit en faux contre l'anti-humanisme d'un Dantec. La rédemption est possible. L'Apocalypse génère des songes magiques ou des visions symboliques porteuses de révélation. À force de craintes, on peut engendrer les pires cauchemars. Là où d'autres se laissent submerger par leurs visions, fasciner, au risque d'une fascisation, par les fantasmes nés de leurs peurs, Pierre Bordage vise plutôt à prévenir la possible chute, à tuer cet ange de mauvais conseil qui demeure en chacun de nous, au plus profond du bunker cérébral.
Pibe, c'est Thésée contre le Minotaure. Par ce roman d'une maîtrise absolue, Bordage prouve qu'il est plus qu'un merveilleux conteur : un écrivain exceptionnel.
(Critique parue dans Galaxies 33 en juin 2004 et lisible sur le site Noosfère.com).
Jonas_Lenn
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le 17 mars 2013

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Jonas Lenn

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