« je suis allongé
moi Jean
je ne suis que l’allongement immobile de mon long corps maigre déposé sur un petit lit en ferraille
l’allongé du deuxième étage de l’asile de Saint-Dizier
moi Jean
suis l’allongé de l’avant-dernière porte à gauche de l’étroit couloir aux murs jaunis écaillés moisis tristes
tristes murs »
Ainsi débute ce court roman, poésie, sorte de chanson de geste, sans rimes, ni majuscule, ni ponctuation qui raconte la guerre d’Algérie à travers Jean le fils, parti là-bas, revenu trois mois après traumatisé par la séance à laquelle il a dû assister, la torture à mort d’un suspect. Hospitalisé à l’asile comme l’on disait à l’époque, il y meurt.
Son père, un an après, décide de brûler tous les papiers de Jean
« brûler l’ensemble de la boîte
l’ensemble des papiers des histoires de Jean ceux empilés dans la boîte à bottes de pêche
parce que ça suffit les histoires
toutes celles qui tournaient dans la tête de Jean
les histoires à nous faire devenir chèvres tous autant qu’on est les et les autres
c’est aujourd’hui bien suffisant comme ça »
« aujourd’hui cinquante années ont passé
aujourd’hui Joseph me demande se je me souviens
si moi Jean je me souviens
à moi qui ne suis pas Jean »
Julien, le fils de Joseph et l’oncle de jean dit lors de ses trois jours
« ça ne s’est pas bien passé le service militaire de mon oncle en Algérie
le médecin militaire me regarde
me dit
je vous réforme
me dit à moi Julien
vous êtes réformé psychiatrique
P4
une lettre un chiffre »
Comme si P4 pouvait pardonner ou faire pardonner les horreurs
Un court récit poignant dans l’entrelacement des paroles de Jean, Louis le père, Joseph le petit frère, Julien, le neveu. Elles disent la torture en Algérie, la peur, la folie, les meurtres, les viols… Tout cela, Jean l’a vécu en trois mois qui ont définitivement scellé sa vie.
Les répétitions de phrases scandent le récit comme un refrain, comme pour mieux marteler l’antienne nous faire entrer dans la tête de Jean, le faire revivre, déchirer le voile de l’oubli où le père l’a mis en brûlant ses papiers.
Pour les gens de ma génération, ce petit livre ouvre les vannes des souvenirs, rappelle qu’untel est revenu défoncé, broyé, que l’autre n’a jamais pu se remettre de ce qu’il a vécu, que tous ont laissé une partie de leur âme dans cette guerre qui ne disait pas son nom, de ces « évènements d’Algérie ».
Guillaume Viry par la forme de son récit, en peu de mots, amplifie les silences, les secrets, la tragédie vécue un peu comme l’unique livre de Joseph Pontus.
Merci à Sabine et aux éditions du Canoë. Ce fut une très belle découverte et un coup de coeur.