Lorsqu’on tient entre les mains un exemplaire de L’Archipel du Goulag, il est essentiel de se rappeler sa valeur. Ecrit dans la clandestinité, au péril des jours de l’auteur, le contexte d’écriture de cet ouvrage est unique. Au fil des pages, se souvenir qu’elles ont été composées l’hiver, dans une ferme estonienne abandonnée, dans la souffrance et le secret absolu. Que chaque mot écrit reflétait l’image d’une exécution à mort.
Il faut aussi se rappeler pourquoi cette œuvre existe. Soljenitsyne accomplit par écrit son devoir de mémoire. Après avoir compris la chance qu’il avait eu de rester en vie, après avoir reçu des milliers de lettres d’anciens bagnards suite à la publication de son premier livre, il s’approprie le rôle de messager et de porte-parole de « ceux qui sont morts ». C’est pourquoi le livre ne saurait être trop long, ou trop descriptif : il doit être au contraire le plus exhaustif possible. Les précisions et le détail dans l’exposé du mode de vie des zeks sont nécessaires pour comprendre la réalité historique.
Je vais énumérer ici six raisons pour lesquelles j’aime ce livre et le recommande à tous ceux qui liront cette critique.
L’authenticité. Un témoignage historique est toujours poignant, mais si son auteur a réellement vécu ce qu’il narre, le texte prend infiniment plus de relief. Seul un ancien zek peut se permettre de manier le sarcasme comme le fait Soljenitsyne, seul un ex-bagnard peut analyser en détail la psychologie de ses confrères détenus.
Le contexte d’écriture. Pour comprendre l’histoire fascinante de la composition de cet ouvrage, se référer à la préface de l’édition Points ou à la page Wikipédia du livre.
La valeur historique. L’Archipel du Goulag est avant tout un livre d’histoire, qui décrit l’évolution du système carcéral soviétique et des lois iniques staliniennes. Ce témoignage est l’un des éléments historiques les plus précieux à propos du système carcéral soviétique. J’ai fait le choix, cependant, de prendre du recul sur les chiffres avancés par l’auteur, qui sont parfois contestés par d’autres sources.
La valeur littéraire. Soljenitsyne est avant tout un écrivain de génie. Il utilise un grand nombre de métaphores (filées) dans son ouvrage, jusque dans le titre. De son récit puissant ressort d’abord un sentiment profond d’impuissance, de désespoir, de résignation, face à un monde où tout semble perdu, où chaque aspect de la vie est contrôlé par un système politique et idéologique ubiquitaire et omnipotent. Ainsi, lorsque l’auteur veut évoquer le contraste entre l’illusion d’abondance fabriquée par la propagande du régime et la réalité cachée de l’extermination des zeks envoyés aux camps, il écrit :
« Les flots coulent sous terre le long des conduites, et, au-dessus,
la vie fleurit sur la prairie drainée » (p.81)
Mais, parfois, brièvement, un espoir. Les mots de l’auteur sont comme un baume au cœur, une lueur portée par une foi inébranlable.
« Sur la paille pourrissante de la prison, j’ai ressenti pour la
première fois le bien remuer en moi. » (p.595)
La valeur philosophique. Forcément, durant les huit ans de peine subit par l’auteur, l’introspection et la réflexion sont monnaie courante. Ainsi, les fruits des méditations de Soljenitsyne ont eu le temps de mûrir et de faire leurs preuves ; à chaque lecteur d’appliquer leur nectar à sa propre existence.
« Lentement, au fil des années, nous nous sommes élevés jusqu’à la
compréhension de la vie, et de cette hauteur nous l’avons nettement
perçu : le résultat ne compte guère, ce qui compte c’est l’esprit. Non
pas ce qui a été fait, mais comment on l’a fait, non pas ce qui a été
atteint, mais le prix qu’on y a mis. » (p.589)
Enfin, les vertus de la relativisation. A l’heure où j’écris cette critique, les hommes de la terre entière voient leur liberté fondamentales limitées et contraintes sous la menace d’une pandémie mondiale. En tant qu’étudiant, confiné, la plupart du temps seul et dans la même pièce, j’aurais peut-être plusieurs raisons de me lamenter et de déprimer. Mais partager à travers quelques centaines de pages l’expérience d’un homme qui aurait tout donné pour quelques grammes de pain, dont le corps souffrait du froid et de l’épuisement, dont l’âme subissait les persécutions de l’insomnie et de la peur, ça aide à relativiser. Il est difficile d’oser se plaindre après avoir lu ne serait-ce qu’un chapitre de L’Archipel. Je clôturerai cette critique sur ma citation favorite du livre, applicable à toutes situations délicates de la vie :
« Pense ! Essaie de tirer quelque chose de ton malheur ! » (p.581)