L’archipel français est mon premier ouvrage de Jérôme Fourquet, sondeur, essayiste et analyste politique. Dans ce livre l’auteur démontre la fracture de plus en plus importante de la société française par le biais de différentes méthodes largement expliquées par l’auteur lui-même. Avant de procéder au constat progressif de l’« archipelisation » de notre société, Jérôme Fourquet montre dans la première partie, intitulée « le grand basculement », en quoi le socle de la société française fut autrefois homogène en se basant notamment sur la disparition du catholicisme, foi cardinale mais aussi ciment multiséculaire du pays. C’est à partir de ce premier constat fondé non pas sur ses positions politiques ou sa propre perception de la religion mais sur des statistiques officielles, qu’il va dérouler le fil du basculement anthropologique à l’œuvre depuis quelques décennies. De plus, Jérôme Fourquet se servira d’une base de données importantes pour mieux comprendre l’archipelisation du pays : les prénoms. En effet, selon lui les prénoms sont fondamentaux pour comprendre différents processus à l’œuvre en France : changement ethnique ou religieux, repli identitaire, processus d’individualisation du peuple autochtone, recul dramatique de la matrice catholique.
« Nous avons mobilisé cette gigantesque base en « fil rouge » tout au long de notre investigation, afin de mettre en évidence différents phénomènes comme, par exemple, la montée en puissance d’un individualisme de masse, l’affranchissement idéologique et culturel des catégories populaires, le regain identitaire dans certaines régions ou la diversification sans précédent de la composition ethnoculturelle de la population française, soit autant de facteurs à l’œuvre dans le processus d’« archipelisation » de notre société. L’étude de la prénomination avait, jusqu’à présent, été plutôt l’apanage des historiens. Ces derniers avaient parfaitement décelé la vertu heuristique de l’analyse des prénoms. John Dickinson écrivait ainsi : « Le prénom est un marqueur culturel. Il est partie intégrante d’un complexe sociologique, qui renvoie à des sensibilités régionales (ou nationales), à des logiques familiales, à des modèles de conduite, à des genres de vie. Par voie de conséquence, les transformations de la prénomination se présentent à nous comme un élément notable et un indicateur précis des changements vécus par une société ».
C’est absolument évident, c’est instinctif car même une personne non historienne ou peu au fait avec la sociologie comprend que vivre avec 10 millions d’Abdelkader dans son voisinage immédiat à Tourcoing ou 10 millions de Paul et Nicolas, ce n’est pas la même chose. Mais en France, nous n’avons pas le droit de le dire. Éric Zemmour, il y a quelques années, sur un plateau télé avait crée la polémique à son insu en expliquant qu’Hapsatou Sy aurait dû s’appeler Corinne. Dans un pays normalement constitué, il n’y aurait pas eu de polémique et elle n’aurait pas pu porter plainte contre lui pour racisme. Evidemment, Zemmour avait déjà en tête tout l’imaginaire, tout le poids historique que revêt un prénom dans la vie d’un individu et donc, encore davantage, lorsqu’on ne parle plus d’individus mais de masses vivant sur notre sol.
« Le choix d’un prénom pour un nouveau-né n’est pas, en effet, un acte anodin. Il a été pendant des siècles une façon d’inscrire un enfant dans une lignée (le prénom en question se transmettant de père en fils ou de grand-père en petit-fils) dans une société rurale comme l’était la France de l’époque. C’était également, dans certaines régions, on l’a vu, le moyen de marquer son attachement et sa fidélité à une religion, le catholicisme, de nombreux prénoms (Marie, Pierre, Jean, etc.) renvoyant à l’Evangile. »
Ainsi Jérôme Fourquet va s’appuyer sur cette mine d’or d’informations pour démontrer la fracture culturelle et religieuse s’opérant en France grâce à des chiffres précis. Le prénom Marie, autrefois largement répandu en France, sera également un excellent indicateur pour démontrer la disparition de la matrice catholique et en quoi cela conduisit inexorablement le peuple français à transformer en profondeur les fondements philosophiques et culturels du pays : reconfiguration des familles, divorces, IVG qui entre dans les mœurs, décrispation de la société sur l’homosexualité, l’incinération au lieu de l’enterrement, les tatouages, sexualité, le rapport au corps, hiérarchie des espèces remise en cause etc.
« Le tatouage peut enfin être analysé comme l’une des illustrations les plus symptomatiques d’un phénomène majeur de nos sociétés contemporaines : le narcissisme de masse. La promotion de soi deviendrait un leitmotiv absolu et répondrait au besoin de distinction sans limite, le corps se prêtant particulièrement bien à la modification en vertu de cette quête. L’explosion de la variété des prénoms donnés à ses enfants, nous y reviendrons, témoignerait du même besoin. »
Dans un second temps Jérôme Fourquet explique qu’au XXème siècle, le parti communiste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, prenait une place très importante aux côtés du catholicisme dans la structuration de la population française. Ainsi, deux grandes églises se sont effondrées à partir des années 50 contribuant à la fragmentation accélérée de la société française : la blanche et la rouge. Il poursuit sa démonstration avec le déclin des médias de masse qui, autrefois, canalisaient et structuraient idéologiquement la société française. Aujourd’hui avec internet et les médias alternatifs, une multitude de visions du monde s’agglomèrent et vivent côte à côte permettant à chacun de développer son esprit critique, certes, mais participant de fait à la fragmentation d’un socle commun et développant aussi les fameuses théories du complot. Puis il procède à une analyse plus classique, sociologique des catégories sociales françaises pour démontrer la société archipel en fort développement en France. Tout d’abord avec la sécession des élites, l’affranchissement culturel et idéologique des catégories populaires, la persistance et le regain identitaire de certaines régions comme la Bretagne ou la Corse, le poids démographique croissant des populations arabo-musulmanes et sa géographie d’implantation etc. En utilisant les mêmes outils, la même méthode employée pour les Français et leur sortie confirmée et avérée du catholicisme, Jérôme Fourquet, dans un petit chapitre dédié, va procéder de même pour les musulmans et tenter de répondre à la question : « Les musulmans s’engagent t’ils à leur tour dans un processus de sortie de la religion ? » Réponse immédiate, car je ne veux pas vous faire souffrir en ménageant un suspense indécent :
« Les écarts sont plus prononcés encore lorsqu’on aborde la question de la virginité des femmes avant le mariage. Il existe ici un fossé béant. Seuls 23% des catholiques pratiquants répondent qu’une femme doit rester vierge jusqu’au mariage, cette proportion tombant à 5% chez les catholiques non pratiquants et à 8% dans l’ensemble de la population nationale. Elle est en revanche beaucoup plus élevée parmi les personnes de confession ou de culture musulmane (67%), et encore plus élevée (74%) parmi les personnes uniquement de religion musulmane. En d’autres termes, alors que cette « règle » est tombée en déshérence complète dans la population générale, elle demeure valide et à respecter pour les deux tiers de la population de confession ou de culture musulmane. Cette différence de conception constitue un point de clivage majeur, et les données dont nous disposons ne permettent pas de penser que ce fossé culturel est en passe d’être comblé, bien au contraire. En effet, au sein de la population de culture ou de confession musulmane, c’est parmi les jeunes générations que l’attachement à cette règle est le plus fort. Les écarts entre les deux groupes démographiques sont ainsi les plus élevés au sein des jeunes générations. Alors que, sous l’effet notamment de la déchristianisation terminale de la société, les jeunes générations pratiquent une sexualité de plus en plus émancipée des canons traditionnels, la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane campe, au moins dans le déclaratif, sur des positions très rigoristes. »
Une analyse statistique de la mixité des couples, l’exogamie, démontre qu’en majorité les différentes composantes ethniques de la société française sont plutôt enclines à accepter la mixité, en particulier la population asiatique. En revanche, il montre que l’intégration des populations arabo-musulmanes et turques sont très en retard sur ce sujet. En d’autres termes, l’intégration au groupe majoritaire est visible et acceptée chez certaines populations (européennes, asiatiques) mais pas par d’autres et cette différence est d’autant plus marquée si la personne est une femme ou un homme. L’acceptation de la mixité du couple est encore moins évidente quand il s’agira d’une femme notamment chez les populations arabo-musulmanes.
Je ne vais pas vous détailler toutes les analyses, statistiques et données à l’appui, que propose Jérôme Fourquet dans L’archipel français car si vous désirez en savoir plus, le meilleur moyen est d’acheter son excellent livre mais j’espère néanmoins avoir éveillé votre curiosité sur la mine d’or d’informations concentrées dans ces 400 pages environ. Cependant sachez que tout ce que je vous ai décrit au-dessus concerne la première moitié de l’ouvrage ensuite l’auteur revient sur une analyse sociologique des transformations politiques opérées en 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron. Si je devais résumer succinctement, Jérôme Fourquet décortique la disparition du clivage gauche/droite traditionnel au profit d’un clivage « gagnants-ouverts » / « perdants-fermés ». Ainsi, des sujets tels que la mondialisation et le populisme, les deux antagonismes actuels vont s’affronter dessinant ainsi des populations aux aspirations contradictoires : les CSP+ tournés vers le monde et son marché infini et les classes populaires sévèrement appauvries tournées vers une forme de repli identitaire et le protectionnisme économique. Bref, un ouvrage passionnant même si j’ai été moins emballé, à titre personnel, par la seconde moitié car tout ce que dit Fourquet, je l’ai entendu et lu 10 000 fois depuis 2017. Par ailleurs, aux éditions du Seuil, un magnifique ruban rouge en bas de la couverture inscrit en lettre blanche « Où allons-nous ? » incitant le lecteur à se procurer le livre pour espérer des réponses aux nombreuses questions qu’il est en droit de se poser après le constat effarant de la fracture du pays. Sachez que vous n’en aurez pas. C’est à vous d’imaginer la suite car Jérôme Fourquet se gardera bien de donner un avis politisé, ou des solutions qu’elles soient orientées idéologiquement ou non. On devine en filigrane la position de l’auteur vis-à-vis des faits mais il ne le dit jamais clairement afin de conserver une certaine objectivité à son travail, ce qui est tout à son honneur. Nonobstant cet avis personnel, je vous recommande grandement L’archipel français si vous voulez comprendre les rouages de la décomposition française et le processus de libanisation du pays à l’œuvre en France.