Jérôme Fourquet dresse ici un état des lieux de la situation politique française et des différentes fractures qui la traverse, à travers notamment l'analyse et le recoupement de statistiques électorales, sociales et géographiques.
Un nouveau clivage structurant
Premier constat : le principal clivage actuellement, qui a remplacé l'ancien affrontement gauche/droite, est celui qui oppose (en gros) Macron aux gilets Jaune à savoir, ce que Fourquet appelle l'opposition gagnants-ouverts / perdants-fermés.
D'un côté, donc : un bloc libéral, progressiste, diplômé et mondialisé (cf. Glucksmann : "A New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement, que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème."), qui est parvenu à faire la synthèse des bourgeoisies de gauche et de droite.
De l'autre : la France des périphéries et des campagnes, des classes moyennes et populaires, sensible à la baisse du pouvoir d'achat, à une immigration massive et au chômage.
Les origines de cette recomposition
Ce nouveau clivage a remplacé d’anciennes oppositions : l’affrontement gauche/droite d’abord (qui bien qu’encore présent n’est plus structurant) et plus anciennement le duel Eglise/PC (qui a disparu avec l’effondrement de la matrice catholique puis du parti communiste).
L'auteur décrit le processus qui a mené à cette recomposition en 3 dates :
- 1983 : la naissance du FN et le début de la visibilité des populations immigrées
- 2005 : la rupture du peuple d’avec ses élites, lorsque la majorité des partis de gouvernement, des leaders et des médias avaient soutenu le « oui » au référendum
- 2015 : les attentats de Charlie. Alors que certains ont cru à une union sacrée sous la bannière « je suis Charlie », la réalité est plus nuancée (faible mobilisation des électeurs frontistes et des populations immigrées)
Un clivage principal, des clivages multiples
Cette opposition principale n’est en fait que la traduction politique (plus ou moins stable) d’une multitude d’autres oppositions et du morcellement de l’opinion publique en un « archipel français ». Fourquet étudie donc de nombreux groupes de populations qui s’opposent politiquement. Par exemple : parisiens/provinciaux, jeunes/vieux, croyants/athées, immigrés/français "de souche", mais aussi côtes balnéaires/côtes portuaires, vignobles du Langedoc/vignobles alsaciens, montagnards/habitants des plaines, corses, bretons, militaires, catholiques, musulmans, français de l’étrangers, paysans, cadres etc.
Conséquence : « Dans une société archipelisée où n’opère plus de clivage déterminant, rendant possible l’agrégation des différents groupes sociaux en blocs politiques à vocation majoritaire, l’issue des compétitions électorales devient de plus en plus incertaine. »
L’analyse par les chiffres
L’analyse et l’interprétation de données est toujours un exercice périlleux. D'autant plus s'il s'agit de sondages dont la fiabilité est parfois variable. Sur ce dernier point, l’analyse de tendances sur un horizon temporel assez large est tout de même convaincante (autant le résultat d’un sondage comporte une marge d’erreur difficile à apprécier, autant leur évolution sur plusieurs années semble plus robuste).
Par ailleurs, Fourquet s’appuie sur ce qu’il appelle une analyse « en 3D » :
- 1D : données sociologiques (âge, sexe, profession, niveau de diplôme)
- 2D : données géographiques (analyse intéressante sur le déclassement au fil du temps de certaines anciennes régions industrielles – Nord et Est – par rapport au reste du pays)
- 3D : données temporelles, qui font référence à l’évolution – ascension ou régression – sociale du sondé (point le moins pertinent à mon sens)
Cette étude se lit très facilement ; elle contient de nombreux graphiques et schémas qui clarifient le propos et permettent souvent de fines analyses. La présentation très académique, quasi-scolaire de Jérôme Fourquet ôte le plaisir de lecture mais facilite la compréhension.
L’analyse de l'évolution des prénoms est particulièrement éloquente. On y voit très facilement : la dislocation de la matrice catholique (moins de prénoms du calendrier), la hausse des sentiments régionalistes (prénoms bretons et corse), l'explosion du nombre de prénoms arabo-musulmans (18,6% des naissances en 2016), la hausse des prénoms d'origine américaine (Kevin et Dylan), ou encore l'arrivée d'un individualiste forcené, caractérisé par une explosion des "prénoms rares" (i.e : présentant moins de 3 occurrences par an). Enfin, d'autres évolutions apparaissent, plus anecdotiques mais tout aussi intéressantes, comme le nombre de prénoms "France" qui explose pendant les 2 guerres et montre la mobilisation patriotique des Français.
Un bémol cependant : la démonstration par les chiffres ou les courbes est parfois moins convaincante (ex. statistiques sur les manifestations « je suis Charlie », vote Le Pen/Macron en fonction de l’éloignement à la métropole)… Rappelons que toute similitude entre deux courbes n’implique pas forcément une corrélation, cf. cet excellente site de "spurious correlations" : http://tylervigen.com/spurious-correlations. Par ailleurs, Fourquet enfonce quand-même certaines portes ouvertes (un chapitre entier consacré au déclin de la pratique religieuse, un autre à la libéralisation des mœurs)...
En conclusion, une analyse fine, rigoureuse et non partisane des comportements électoraux de la population française, qui permet de comprendre les choix électoraux de nombreux îlots de l’archipel français.