Mettre un pied devant l’autre : l’action est si simple que la plupart du temps on n’y pense pas, ou si peu. Pourtant, que l’on marche seul ou en groupe, pour mûrir une pensée ou admirer le paysage, pour se rendre en un lieu chargé symboliquement ou pour revendiquer des droits, la marche n’est pas seulement une activité répondant à une nécessité : elle porte en elle tout un ensemble de représentations culturelles, que Rebecca Solnit se propose d’explorer dans L’art de la marche.
Car si cette pratique remonte à l’invention de la bipédie par quelques-uns de nos lointains ancêtres, il n’y a selon toute apparence que quelques siècles qu’on la pratique, du moins en Europe, purement par loisir et qu’on la pense comme une activité à part entière. Cette histoire culturelle prend ses racines chez les péripatéticiens grecs et se développe autour de quelques grandes figures du XVIIIe, à commencer par Rousseau et Wordsworth. C’est ainsi très naturellement que Rebecca Solnit adosse ses réflexions riches et subtiles à nombre de références littéraires et philosophiques, d’Aragon à Benjamin, de Woolf à Whitman, dont les œuvres se structurent autour du rythme particulier de la marche et de la cadence qu’elle imprime à la pensée.
Mais même si Rebecca Solnit réaffirme à de nombreuses reprises le lien privilégié entre la marche et la littérature, deux arts du temps long, L’art de marcher n’est pas seulement un essai littéraire. Parler de la marche, c’est aussi parler de l’espace dans lequel on la pratique, et des inégalités d’accès à cet espace public. Depuis les jardins d’agrément de la noblesse européenne jusqu’aux batailles des « droits de passage » dans la campagne anglaise au XXe siècle, en passant par les nombreux lieux extérieurs interdits aux femmes tout au long de l’histoire, la question de savoir qui a le droit de marcher, et dans quelles limites, constitue la part politique de la seconde moitié du livre qui aborde de manière tout aussi fluide et passionnante des enjeux d’aménagement du territoire, de privatisation de l’espace public, et d’ancrage spatial des discriminations.
Solidement appuyé sur ces deux axes principaux, L’art de marcher est de ces essais qu’on prend plaisir à arpenter dans tous les sens, tant il ouvre des pistes vers d’autres lectures en en livrant des clés nouvelles et dégage des perspectives originales sur les sujets de société. Au bout du compte, la marche comme la littérature s’y présentent comme des formes de résistance discrètes contre le tempo imposé par la société de consommation : une double invitation des plus séduisantes, à laquelle l’allégresse de l’écriture de Rebecca Solnit donne envie de répondre au plus vite.