Les éditions de la Variation, que je découvre ici, ont eu la bonne idée de réunir deux courts textes de Virginia Woolf, « Pourquoi l’art suit la politique aujourd’hui » (1936) et « La tour penchée » (1940), deux réflexions passionnantes sur ce sujet essentiel et un nouvel exemple de l’acuité de Woolf. Elle se fait ici sociologue. Dans le premier texte, elle observe que la posture de l’artiste retranché du monde, romantique, esthète, n’est plus tenable au XXe siècle dans l’entre-deux-guerres (« seulement » en 1936, je rappelle…). Comme Gisèle Sapiro l’a écrit, en temps de crise politique, le champ littéraire perd son autonomie et est envahi par une force hétéronome : la politique, l’Histoire. L’artiste se retrouve alors confronté, de gré ou de force, au monde. Dans « La tour penchée », Virginia Woolf réfléchit à la littérature à partir des écrivains, et plus précisément leur formation académique et leur origine sociale. C’est un véritable exercice sociologique, une intuition antébourdieusienne ; et 80 ans plus tard, on a envie de dire : oui, Mme Woolf, vous aviez raison ! La classe détermine l’éducation, et la production littéraire. La métaphore de la tour penchée, reprenant celle d’ivoire, est très bien trouvée pour illustrer la position d’entre-deux, la nécessité et l’inconfort de l’engagement littéraire et politique en 1940. Ce propos d’une lucidité et d’une intelligence si (tristement) contemporaines est servi par l’humour exquis de l’autrice :

Observons maintenant l’écrivain. Que voyons-nous ? Simplement une personne assise, une plume à la main, devant une feuille de papier ? Cela ne nous apprend pas grand-chose. Et nous en savons bien peu. Nous parlons tellement des écrivains, et ils parlent tellement d’eux-mêmes qu’il est étrange de constater que nous savons bien peu de choses sur eux. (p. 26)

Ce qu’écrit Woolf dans une perspective féministe résonne étrangement aujourd’hui. La critique du langage, c’est politique. La littérature, c’est politique.

Nous devons également devenir critiques, car à l’avenir, nous ne laisserons pas une petite classe de jeunes hommes aisés écrire à notre place alors qu’ils n’ont qu’un ersatz d’expérience à nous offrir. Nous ajouterons notre propre expérience, nous apporterons notre propre contribution. C’est encore plus difficile. Pour cela aussi, il faut être critique. L’écrivain, plus que tout autre artiste, doit être critique parce que les mots sont si ordinaires, si familiers, qu’il doit les passer au crible et les choisir pour qu’ils puissent durer. (p. 71)
antoinegrivel
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le 4 juil. 2024

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Antoine Grivel

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