Qu’on se le dise tout de suite, avec l’Assassin Royal, on est davantage dans de la fantasy « réaliste », façon J.R.R Martin, que dans les forêts mystérieuses de la Terre du Milieu. Cependant, à la rudesse et à la cruauté moyenâgeuse de Game of Thrones, Robin Hobb préfère les intrigues de cour façon Renaissance, non moins cruelles, mais plus déguisées, sournoises. C’est une des qualités principales du récit selon moi : le personnage principal, Fitz, est un bâtard, relégué dans l’(U)ombre, et qui devra apprendre à affronter des forces qui le dépassent en usant de tous les moyens possibles. Ce n’est pas pour autant un « nobody » ; au contraire, il a même en lui tout ce qui devrait faire de lui un héros triomphant. Il n’a juste pas le droit de l’être, et il grandira avec cette idée bien ancrée en lui. La grandeur, c’est pour les autres. Son statut fait pourtant rapidement de lui une cible, et le destin, comme le rappelle sans cesse le Fou (peut être le personnage le plus intéressant du livre, et qui fait sentir que l’autrice a lu du Hugo), l’a placé au centre de sa toile. On naviguera donc avec lui dans un monde brumeux de poudres empoisonneuses, de trahisons, de successions hasardeuses, le tout orchestré par l’antagoniste principal, le prince Royal.
L’autre grande force du récit selon moi est la construction de son univers. Relativement uniforme pour de la Fantasy (il n’y a pas 28 personnages principaux, 52 ethnies et 36 biotopes), il est décrit avec talent par Robin Hobb. On ressent la rugosité, l’atmosphère froide, rocailleuse, humide et saline de Castelcerf, en opposition aux couleurs éclatantes (du bleu, du violet) et aux palais végétaux des Montagnes. Sans avoir une profusion de détails sur les différents Duchés, nous en comprenons les rapprochements et différences, les alliances et les dissensions. Pas de vision encyclopédique ici, mais un monde qui vit. Enfin, comme tout univers de Fantasy qui se respecte, il contient évidemment une magie et une mythologie qui lui sont propres. L’opposition « Art », noble et élitiste, apollinien, et « Vif », animal et marginal, dionysiaque, est vraiment bien vue. La relation entre Fitz et Oeil de Nuit nous plonge dans une réflexion intéressante sur notre rapport à l’animalité, qui touche du bout des doigts l’anti-spécisme. La quête des Anciens, seulement esquissée par quelques manuscrits et tapisseries dans ce tome, est intrigante. La magie terrifiante pratiquée par les Pirates Rouges, nommée faute de mieux « forgisation », est une toile de fond cauchemardesque qui se dessine progressivement et dont nous n’avons pas encore tous les tenants et aboutissants. Là encore, ça donne envie d’en savoir plus.
Côté intrigue générale et personnages, c’est du classique (peut-être un peu trop). Le héros, ses mentors, ses adjuvants, ses antagonistes, son amour impossible… La relation avec Molly est d’ailleurs pour moi la plus grande faiblesse du livre : on sent que l’autrice a envie que l’on pleure sur le sort du pauvre Fitz qui ne peut que briser le coeur de sa bien aimée et la mettre en danger. C’est la limite du point de vue unique, qui ne permet aucune nuance sur le personnage central, puisque il excuse lui-même, avec l’appui de la narration, tous ses choix : un chapitre qui épouserait le point de vue de celle-ci aurait été le bienvenu. Là, elle est traitée comme un pantin par l’intrigue derrière son maquillage de femme forte. En revanche, contrairement aux critiques que j’ai pu voir, je trouve les antagonistes intéressants. Royal a des motivations tout à fait cohérentes, bassement humaines. Ce n’est pas un génie du mal, il est d’ailleurs assez négligent, mais suffisamment puissant politiquement pour être dangereux. Le clan d’artiseurs à ses ordres constitue une présence inquiétante tout au long du récit. Quant aux Pirates Rouges, comme dit plus haut, ils sont glaçants par leur absence de motivation, incarnations du Mal absolu.
Bref, c’était sympa tout ça, je me lancerais bien dans le tome 2.