Holden est un petit con. Il n'aime personne, et quand il essaie de prouver le contraire à sa jeune petite soeur, Phoebé, il se retrouve incapable de lui répondre et parle finalement de son frère mort. Elle lui dit que ce n'est pas une réponse, que ce n'est pas du jeu, qu'il n'aime vraiment rien de concret. Elle lui dit de trouver mieux. Holden réfléchit et, avec assurance, lui parle du moment privilégié qu'ils sont en train de passer ensemble, qui est quelque chose qu'il aime beaucoup. Holden se défile, il ne sait pas répondre à cette question. Comme il ne sait pas répondre à tous ses interlocuteurs durant le livre, sans cesse pourchassé par ses vieux démons, ses préjugés ou sa maladresse chronique. Bref, c'est un adolescent parmi tant d'autres, Holden. Il sait tout, mais il ne sait rien. Surtout, il croit se connaître, il croit avoir une pensée bien définie, structurée, mais il n'en est rien. Il est comme tous les autres, en proie aux mêmes revirements.
Et c'est la grande prouesse de l'écrivain, certes prodigieux mais peu prolifique, Jerome David Salinger. Ce mystérieux bonhomme réussit quelque chose qui, de tout temps et à toutes les époques, est quasiment impossible à faire au cinéma comme en littérature : rendre une oeuvre intemporelle. Dans cent ans, elle sera toujours d'actualité. Soyons-mêmes de gentils doux dingues, il aurait même pu écrire son roman cent ans avant qu'il eut été d'actualité. Car la force de la plume de Salinger n'est pas de raconter une histoire, de raconter des personnages, ou même de raconter l'adolescence d'un pauvre type dont nous faisons la connaissance durant quelques heures. Non, tout dans L'Attrape-coeurs est un reflet des tourments que l'on peut vivre lors de ces années de mue. En trois jours, l'auteur défend, avec ses mots à lui, avec les pires sujets (mort, suicide, pédophilie, argent), les milliers de chemins biscornus qui s'opposent dans notre cervelle d'oiseau. Salinger ne raconte pas une histoire, il nous raconte nous.
Je vous recommande vivement L'Attrape-coeurs, très drôle dans la façon dont le personnage a d'analyser chaque scène et d'être un abruti ironique et rabat-joie, saisissant à bien des égards, de cette plume vive, franche et partiale propre à l'adolescence, à ce personnage attachant, complexe, replié sur lui-même, qui se découvre et découvre qu'il se découvre ; c'est cette subtilité hallucinante qu'il faut retenir de ce livre, plus que des micro-défauts que je n'ai envie de développer. Certains diront que ce Holden est trop caricatural, trop lourd, trop jemenfoutiste, trop aigri pour son jeune âge. A ceux-là, je répondrais qu'ils ont tout à fait compris l'essence même du livre, et qu'avec une telle remarque, ils renforcent le talent génial de l'auteur : celui d'incarner un personnage dans un âge bien défini, 16 ans.
Je voudrais finir avec une scène, dans les toutes dernières pages, qui me marque plus que les autres. Ce fameux passage avec Holden et Phoebé, sa petite soeur, au manège. Elle fait la tête. Elle lui en veut. Il va partir. Elle lui dit qu'elle ne veut pas qu'il parte. Il l'a décidé, il nous le dit à nous, lecteurs, depuis bien longtemps. Elle insiste, il dit non. Il est sûr. C'est non, même face aux pleurs de sa petite soeur, il a envie de la frapper. Il ne reviendra pas à la maison, il ira vivre dans sa cabane. Elle insiste à nouveau, non, il campe sur ses positions. Elle insiste une nouvelle fois, cette fois c'est d'accord, il restera à la maison, et affrontera ses parents. Elle lui demande si c'est vrai. Il dit que oui, c'est vrai, et tout. Ce passage est absolument fabuleux. Durant plus de 200 pages, il nous bassine avec sa volonté d'en finir avec son quotidien chez ses parents, il veut se couper du monde. Il tient tête à sa sœur, rien ni personne ne peut l'arrêter. Puis, en une phrase, sur une seule page de L'Attrape-coeurs, il change radicalement d'avis. C'est d'une intelligence et d'une finesse d'écriture hallucinantes. Salinger n'aurait pu écrire que cette seule page, il aurait tout autant capté l'indécision de l'adolescent et ses tumultes, l'aspect désordonné et l’inconsistance de ses prises de position. Les scènes avec sa sœur sont, de toute manière, les plus belles du livre et les plus éloquentes.
Superbe.