Ça démarre comme une bluette fraîche et légère. Un homme aborde une jeune fille en terrasse d'un café et lui conte sa mésaventure : on lui a servi du gratin de chou-fleur en lieu et place de la truite aux amandes qu'il espérait.

Dans un un long monologue surréaliste, très drôle dans son éloquence magnifique, outrancière, le narrateur fait appel aux sentiments les plus hauts, ose des comparaisons extrêmes pour caractériser les deux plats qui définissent l'alpha et l'oméga de ses considérations esthétiques :

"Car ce sont bien les vapeurs lourdes du gratin de chou-fleur s'exhaussant non sans mal jusqu'au ciel comme un obèse rejoint sa mansarde en soufflant à chaque marche, en stagnant une heure ou deux sur chaque palier, qui forment à la fin cette couverture de nuages pommelés dans lesquels s'embourbent nos rêves, nos prières et nos fusées."

S'en suit un jeu de variations autour de ce thème culinaire. Une phrase induit la suivante, étoffe la somme de métaphores et d'arguments sans se soucier de contribuer à une histoire, dans un procédé dont est coutumier Eric Chevillard. La logorrhée est agrémentée d'observations amusantes sur les promeneurs autour de la terrasse.

L'auteur, craignant qu'on ne l'identifie au narrateur, intervient régulièrement dans des notes de bas de page pour affirmer sa différence (ce qui est prudent, on commence en effet à soupçonner que le narrateur a puni un peu durement la personne lui ayant servi le gratin de chou-fleur) et en profite pour nous livrer quelques considérations autobiographiques. Il brode sur sa timidité enfant, imagine les interprétations que l'on fera de son livre et s'inquiète de la disparition du goût pour la littérature aujourd'hui (grandiose et déprimante note 30).

Le contraste entre l'absurdité du sujet et la précision stylistique est saisissant. C'est comme si Chevillard voulait s'échapper du sérieux, du pompeux de la vie, s'échapper dans la littérature, uniquement elle, évitant surtout la profondeur de thèmes artistiques ou philosophiques, pour se moquer de la réalité.

Et puis, au moment ou l'on commence à fatiguer de ce monologue répétitif, l'auteur ouvre un deuxième récit dans les notes. Il nous raconte l'histoire de Blaise qui, dans son désir de fuir les forces de l’ordre, se met en tête de marcher sur les traces d'une fourmi, et ce faisant trouve une direction à sa vie.

La fourmi lui permet de faire connaissance avec une jolie passante, dont le mollet puis la cuisse sont pris d'assaut par l'infatigable insecte ; puis d'un tamanoir échappé d'un cirque et enfin d'un enfant.

Poursuivant son lent road-trip myrmicéen, Blaise nous conte les événements qui précipitèrent sa fuite, dans lesquels nous retrouvons Albert Moindre et ses parents éclusiers protagonistes du précédent roman d'Eric Chevillard.

La lecture s'est transformée en promenade agréable, on se penche sur une jolie phrase ici, on sourit aux idées lumineuses, tout en suivant cette fois un chemin mieux balisé, menés par une fourmi décidée, qui se révélera moins innocente que de premier abord.

Un excellent Chevillard.
rhumbs
8
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le 13 mai 2013

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rhumbs

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