« D’après l’état civil tu es ma sœur. Tu portes le même patronyme que le mien […] Dans le livret de famille des parents à la rubrique Naissance et décès des enfants issus du mariage, nous figurons l’une au-dessous de l’autre. […] Mais tu n’es pas ma sœur, tu ne l’as jamais été. Nous n’avons pas joué, mangé, dormi ensemble. Je ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue. Tu es sans corps, sans voix, juste une image plate sur quelques photos en noir et blanc. » Une absence donc. Une absence-présence, qui se fait sentir, ressentir, lancinante, obsédante : et si j’étais là parce que tu n’es pas ?
Évoquée en creux dans d’autres ouvrages de l’auteure, cette sœur morte de la diphtérie à 6 ans n’a eu de cesse de hanter son travail. Née deux ans après la disparition de son aînée, Annie Ernaux en apprend l’existence en même temps que la disparition, au détour d’une conversation entre sa mère et une cliente de passage à l’épicerie familiale. Une ombre. Un secret. Un être à l’existence impalpable pour la petite fille puis la femme qui grandit en laissant sur le bas côté de la vie cette sœur à jamais méconnue.
Dans ce court texte d’à peine 80 pages, c’est à elle qu’elle s’adresse. Loin du livre de deuil, L’autre fille se veut avant tout une réflexion sur la construction des êtres, thématique chère à Ernaux. On y retrouve toute sa sensibilité, cette écriture s’attachant aux moindres détails, si vraie, si belle. Rien n’est caché des sentiments de jalousie, d’incompréhension, de rivalité, de déception. Car la petite Annie croyait être LA fille. La seule. Ses parents l’ont trompée, d’autant que l’autre, la sœur, était si gentille, « plus gentille que celle-là. Celle-là, c’est moi. », note l’auteure, qui parvient en quelques mots à faire ressentir toute la détresse de cette enfant de 10 ans qui ne s’envisage plus que comme une copie quelque peu ratée d’un original à la perfection inatteignable, car sacralisé par la disparition. Comment lui écrire alors ? Comment s’adresser à cette personne que l’on a jamais connue, dont on ne nous a jamais parlé et qui est pourtant censée être si proche ? Annie Ernaux explique que ce secret de famille, comme il y en a tant et plus, elle n’a jamais pu se résoudre à le briser. Elle aurait pu, mais c’était trop tard. Elle s’est construite avec (ou contre) ; ses parents aussi. Elle est devenue ce qu’elle est, car il y avait cette autre cachée, toujours dans l’ombre. Elle a écrit, parce qu’elle a (sur)vécu. « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
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