L'éminence grise n'est pas à proprement parler une biographie du père Joseph. Le sous-titre original l'indique: il s'agit tout autant d'un essai sur les rapports entre religion et pouvoir politique que du récit de la vie de l'étrange bras droit de Richelieu. C'est surtout l'occasion pour Huxley de faire un cas d'étude dans ce qu'on peut bien appeler, avec lui et Walter Benjamin, l'histoire comme désastre.
Le père Joseph est certes un personnage fascinant, tout à la fois religieux contemplatif sincère qui considérait l'anéantissement de son moi personnel en Dieu comme la véritable fin de sa vie, fondateur d'ordres religieux contemplatifs, prédicateur passionné et infiniment charismatique, mais aussi bras droit de Richelieu avec qui il s'est efforcé d'étendre les misères de la guerre de trente ans tant qu'il était possible, convaincu qu'ainsi faisant il réalisait la volonté de Dieu, exaltait l'église gallicane et préparait une croisade contre le Turc sous l'égide des Bourbon, diplomate rusé et animateur d'un réseau d'espionnage et de police secrète tentaculaire et impitoyable, et qui en sus trouvait le temps de composer des milliers de vers latins et français et moult traités de dévotion. Comme le dit Huxley lui-même la création d'un tel personnage passe les compétences du plus génial des romanciers et pourtant François Leclerc du Tremblay a pu à la fois être un courtisan accompli, craint et haï de toute l'Europe, et un capucin dépenaillé dont la passion mystique était aussi authentique qu'admirée de ses contemporains.
Un tel personnage était destiné, pour ainsi dire, à tomber dans les griffes d'un pessimiste tel qu'Huxley. D'un coté il participe à la mystique si chère à l'auteur des Portes de la perception, qu'il considère comme le seul antidote à la perversion égotisto-politique de l'homme et de l'autre illustre comment même un homme qui a voué sa vie au reniement de sa volonté personnelle et voulu par tous les moyens s'unir à Dieu a pu devenir un instrument les plus efficace de la barbarie dès lors qu'il a été séduit par les sirènes du pouvoir temporel.
Une chose est claire pour Huxley: le salut de l'humanité ne réside pas dans la politique. Au contraire, elle représente la perversion ultime. Si même un mystique avancé comme le père Joseph y a cédé c'est la preuve que ses tentations sont quasi-omnipotentes. Le désir de changer les conditions matérielles de la vie d'autrui sont futiles et seule la valeur exemplaire d'une vie dédiée au renoncement effectif à sa subjectivité peut contrebalancer la force entropique de l’égoïsme humain incarné par les régimes politiques.
On peut contester cette vision, il n'en demeure pas moins qu'elle donne à l’Éminence grise une force qu'une simple biographie n'aurait pu avoir. On peut regretter qu'Huxley n'ait pas été plus dans les détails factuels de la vie du Père Joseph (on peut noter à ce sujet qu'ayant choisi son sujet au début de la guerre il fut par elle matériellement coupé de la majorité du matériel documentaire) mais de toute évidence son objectif principal n'était pas là. Comme toujours c'est l'occasion pour lui de tirer des enseignements utiles pour le présent, ou tout du moins d'éclairer notre perpétuel enchainement aux diktats des régimes politiques et désigner les pistes d'une libération possible.